Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Commission Granville : Dépositions des partisans de l'abolition des patents devant le comité restreint de la Chambre des Lords... (1851)

Origines : Harvard et Hansard

Dans l'enquête parlementaire de 1851 sur la réforme de la loi des patents, présidée par Earl Granville, on vit s'affirmer, pour la première fois semble-t-il en Angleterre, une opinion résolue en faveur de l'abolition de l'institution des patents. A l'époque, la critique du système existant faisait l'unanimité. On soulignait les procédures longues, compliquées et coûteuses, l'absence de réelle garantie pour les inventeurs, de publication des patents, une fois ceux-ci accordés, etc. Tous prônaient alors des réformes, diverses et variées, différentes les unes des autres, et souvent contradictoires, mais le principe même du brevet d'invention n'était guère contesté..

L'argument du droit naturel, selon lequel on doit reconnaître à tout inventeur un droit absolu de propriété sur ses idées et ses inventions, était déjà devenu complètement minoritaire en Angleterre dans cette première moitié du XIXème siècle[1]. La défense des patents s'appuyait plutôt sur la philosophie utilitariste, confortée par l'opinion de Bentham selon laquelle dans ce cas "intérêt commun et privilège n'étaient pas exclusifs l'un de l'autre". L'économiste Stuart Mill, hostile pourtant à toute forme de monopole, voyait lui aussi dans les brevets accordés une forme de récompense, qui payée par les utilisateurs de l'invention restait proportionnée au mérite de celle-ci. Le privilège temporaire ne pouvait d'ailleurs qu'inciter les inventeurs à inventer plus, et à dévoiler leurs découvertes au bénéfice de la société. Babbage et McCulloch étaient d'un avis semblable, et l'opinion publique anglaise restait dans sa grande majorité favorable aux patents, souvent présentés comme un droit du travailleur, du « working man » ou du « poor inventor », le droit de tirer ses ressources de ses propres idées et découvertes[2].

Lors de l'enquête parlementaire de 1851, trente trois personnes furent auditionnées, et huit seulement se prononcèrent pour l'abolition pure et simple de l'institution, déclarant, selon le résumé qu'en fit Lord Granville à la Chambre des Lords, que «le système des patents tout entier est une erreur, et qu'il n'y a là aucun avantage ni pour les inventeurs, ni pour la communauté». Dans ces abolitionnistes, figuraient cependant quelques personnalités de premier plan : des ingénieurs civils renommés, familiarisés depuis longtemps avec l'activité inventive, et inventeurs eux-mêmes, comme William Cubitt et Isambart Kingdon Brunel, mais aussi John Lewis Ricardo, un membre de la Chambre des Communes, neveu de l'économiste du même nom, et des industriels comme John Fairrie et Robert Andrew Macfie... Leur argumentation devait alors avoir un retentissement bien supérieur à ce que suggérait leur nombre. Lord Granville, le président de la commission, avoua lui-même dans sa présentation du Patent Amendment Act de 1851 à la Chambre des Lords, que sa conviction précédente, déjà très défavorable au système des patents, était sortie considérablement renforcée de cette confrontation entre ces opposants au système des patents et ceux qui, à l'inverse, en étaient des partisans acharnés.

Les abolitionnistes avaient deux lignes d'argumentation. Ils posaient d'abord directement le problème de la légitimité d'un système remontant au Statute of Monopolies (1623) pour une économie dont le principe central était désormais la libre concurrence et le libre échange. Les amendements proposés à la loi en 1851 laissaient en effet à l'écart les colonies, libres d'avoir ou non leur propre système de patents. Fairrie et Macfie évoquèrent alors les distorsions de concurrence introduites par la loi. L'industrie sucrière anglaise devrait supporter une charge supérieure à ses rivaux, étant contrainte de payer les inventions brevetées, alors que les concurrents de Cuba, de la Jamaïque ou d'ailleurs, n'auraient pas à le faire. L'abolition du système des patents était donc la seule solution possible, compatible avec le libre échange.

Mais les abolitionnistes déployèrent aussi une autre ligne d'argumentation, d'une nature complètement différente et bien plus fondamentale. A partir de leur expérience, ils développèrent une analyse théorique et pratique de l'activité inventive et de ces rapports avec l'industrie, une industrie dont l'essor était vital pour la prospérité de l'Angleterre; une analyse qui s'opposait à la représentation habituelle de l'inventeur et de l'invention. Il n'y avait pour eux ni inventeur individuel, exceptionnel ou différent des autres, ni invention isolée et bien identifiée (et identifiable), mais plutôt un mouvement continu et collectif d'explorations et de découvertes, où les connaissances et les techniques se succèdaient les unes aux autres presque inévitablement, dans une progression largement incrémentale plutôt que marquée par des ruptures nettes. Il n'était aucunement nécessaire de stimuler particulièrement cette activité inventive, avec des patents, car, de toute manière, elle existerait. Le système des patents tout entier était donc néfaste pour la communauté, et fonctionnait en général au détriment des inventeurs, ne bénéficiant réellement qu'aux hommes de lois et aux spéculateurs de tout poil.

Ces témoignages, la prise de position de Lord Granville en faveur de l'abolition, et les interventions de John Lewis Ricardo à la Chambre des Communes n'empêchèrent pas à l'époque la réforme de la loi, votée en 1852. Mais, à partir de cette date et jusqu'à la loi de 1883 sur les Patents, Designs et Trade Marks, la question de l'abolition domina toutes les discussions. Une campagne de grande ampleur fut en effet lancée au Parlement et dans la presse, afin d'obtenir la suppression des patents; une campagne conduite en particulier par Macfie, élu à la Chambre des Communes, secondé par des représentants du gouvernement, des milieux d'affaires et de l'industrie, mais aussi par des scientifiques et des journalistes. Les partisans du maintien du système et éventuellement de sa réforme - au premier chef les avocats et juristes directement concernés par l'institution - étaient contraints à la défensive; et les abolitionnistes furent ainsi largement responsables de la reformulation de la question des patents entre 1852 et 1883. Et il y eu même une période où la thèse abolitionniste sembla pouvoir l'emporter[3].

Dix ans plus tard, l'argumentation des abolitionnistes anglais de 1851 devait d'ailleurs traverser la Manche. Elle fut très largement reprise en effet par Michel Chevalier, lorsqu'il proposa la suppression des brevets d'invention en France dans son "Introduction aux Rapports des membres de la section française du jury international sur l'Exposition Universelle de Londres en 1862"[4].

Pierre-André Mangolte

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[1]  A la différence de la France où ce mode de raisonnement était très largement répandu et donnait le ton aux controverses sur le caractère perpétuel ou non du droit d'auteur et des brevets d'invention.

[2]  Tous ces stéréotypes émergent entre 1820 et 1835 au cours de quatres tentatives de réforme de la loi des patents, qui échouèrent d'ailleurs successivement, l'une après l'autre. L'inventeur dans la presse et les débats parlementaires était présenté comme un "working man", et fréquemment même "a poor working man", la pauvreté semblant être alors une précondition de l'invention (voir Clare Pettitt, 2004).

[3]  Ainsi en juin 1869, The Economist prédisait une probable abolition des patents à courte échéance en Angleterre. Cf. Machlup and Penrose, 1950, "The patent controversy in the nineteenth century", Journal of Economic History, 10, p. 1-29, et Moureen Coulter (1992).

[4]  Voir aussi les contributions d'Arthur Legrand sur le même sujet, la même année.

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Références :

Moureen Coulter, 1992, Property in ideas: the patent question in mid-Victorian Britain, Thomas Jefferson Press, Kirksville.

Christine MacLeod, 1996, "Concepts of invention and the patent controversy in Victorian Britain", in Robert Fox (ed.), Technological change: methods and themes in the history of technology, Harwood, Amsterdam, p. 137-154.

Clare Pettitt, 2004, Patent Inventions: Intellectual Property and the Victorian Novel, Oxford University Press, Oxford.

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Notices biographiques:

Isambart Kingdon Brunel - William Cubitt - John Fairrie - Lord Granville - John Horatio Lloyd - Robert Andrew Macfie - John Lewis Prevost - Lieutenant-Colonel Reid - John Lewis Ricardo