Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Pourquoi un site sur ces controverses ?

Il y a seulement une trentaine d'années, l'institution des brevets d'invention (ou patents) semblait solidement établie; les critiques étaient assez rares et les fondements du système n'étaient en général guère contestés. Economistes et juristes s'accordaient en effet pour dire que les monopoles accordés, limités par les lois, les jurisprudences et les pratiques administratives de l'époque, ne troublaient guère l'ordre concurrentiel, et certains considéraient même que cette institution favorisait l'innovation. Il en était de même pour le droit d'auteur (ou copyright).

Mais aujourd'hui, la situation a complètement changé. L'évolution depuis le milieu des années 1980 aux Etats-Unis, dans le domaine des patents et des copyrights, avec les modifications des procédures administratives (de l'USPTO) ou judiciaires (le Federal circuit), l'extension du champ de la brevetabilité au vivant et aux logiciels, ont fait apparaître une nouvelle contestation du sytème des patents, et même du copyright (voir en particulier le mouvement des logiciels libres, avec le concept de copyleft). Les accords ADPIC (TRIPS) tendent de plus à porter la question au niveau mondial, et certaines transformations technologiques, comme la numérisation de certaines productions et le développement des NTIC, déstabilisent les dispositifs juridiques existants. Les critiques adressées aux brevets d'invention et au droit d'auteur portent alors sur l'étendue et le renforcement dans la période récente des droits accordés, mais aussi plus profondément, sur l'existence même du système, sur sa légitimité et ses fondements (Breyer, 1970; Heller et Eisenberg, 1998, etc.). Face à ces critiques, d'autres économistes ou juristes s'affirment cependant favorables aux «strongs patents», en présentant ceux-ci comme étant une forme de «propriété intellectuelle», indispensable selon eux, tout comme la propriété portant sur des biens tangibles, à la bonne marche de l'économie (Kitch, 1977; Posner, 2005).

Brevets et droits d'auteur sont donc devenus, redevenus plutôt, des sujets de discussions et de polémiques. Redevenus, car au XIXème siècle, la même opposition existait déjà, avec des schèmes de raisonnement analogues : opposition par exemple entre «propriété» (propriété intellectuelle (Jobard, 1834), propriété littéraire ou propriété des inventeurs) et le simple «droit d'auteur» ou «privilège», caractère limité ou perpétuel du droit, droit du public, droit de l'auteur ou de l'inventeur, «communisme des idées» ou privatisation exclusive, etc.

Dans le domaine du droit d'auteur par exemple, les partisans de la «propriété littéraire» ou de la «propriété intellectuelle» revendiquaient le caractère perpétuel du droit exclusif accordé par la loi, par assimilation à la propriété foncière et mobilière. Mais les défenseurs du «domaine public» récusaient cette notion de propriété intellectuelle et s'opposaient à tout allongement de la durée du droit, et à toute perpétuité; avec comme moment clef les débats parlementaires en France en 1841 et le rejet de la proposition de Lamartine de porter à cinquante ans la durée des droits d'auteur, en attendant de pouvoir dire «toujours» selon sa propre expression, et le congrès de Bruxelles de 1858, où les délégués rejetèrent à une assez forte majorité le principe d'une «propriété exclusive et perpétuelle des auteurs sur leurs œuvres» (Foucher, 1858).

Les opposants au système des brevets étaient particulièrement nombreux, en Grande-Bretagne et un peu partout en Europe, allant jusqu'à réclamer l'abolition de ce type de monopole, comme le fit Michel Chevalier en France en 1862. Economistes, juristes, hommes politiques se confrontaient et s'affrontaient sur le sujet. Certains pays comme la Suisse, refusaient même toute protection par brevet, un système jugé par principe «pernicieux et indéfendable» en lui-même, et les Pays-Bas abandonnèrent la protection juridique des inventions de 1869 à 1912 (Schiff, 1971). Le mouvement d'opinion favorable à l'abolition du système des brevets - sa «réforme» comme on disait alors - faillit même l'emporter entre 1850 et 1875. Mais les partisans du maintien du système, profitant de la «réaction protectionniste» de la fin du siècle, devaient finalement l'emporter (Machlup et Penrose, 1950).

Sur ce site, on pourra trouver un certain nombre d'archives illustrant ces controverses, accompagnées de notices de présentation, de fiches biographiques et d'études plus approfondies, l'ensemble devant permettre d'accèder aux principaux arguments échangés à l'époque, et d'établir des liens avec les débats contemporains.

Le projet

Le projet comporte les étapes suivantes : (1) repérer, collecter et numériser (au format pdf), quand la forme numérisée n'existe pas déjà, les textes et documents les plus importants, les plus significatifs; (2) rédiger l'appareil critique d'accompagnement : présentations, commentaires, études transverses, notices biographiques, etc.; (3) mettre enfin à la disposition de tous, et plus particulièrement des chercheurs, économistes, juristes, historiens, etc., le résultat de ce travail, sous la forme d'un site web.

Toutes les archives à numériser datent du XIXème siècle et appartiennent donc au domaine public, ce qui rend juridiquement possible leur numérisation et leur mise en ligne. Un certain nombre de textes sont d'ailleurs déjà numérisés. Ils sortent directement du site GALLICA de la Bibliothèque Nationale de France, ou d'autres sites d'archives en ligne. Dautres documents ont été numérisés spécifiquement dans le cadre du projet, comme par exemple : Recueil industriel, manufacturier, agricole et commercial (1830), Vigarosy (1829), Jobard (1843), Du droit industriel dans son rapport avec les principes du droit civil sur les personnes ou sur les choses de Renouard (1860), Les brevets d'invention dans leurs relations avec le principe de la liberté du travail et le principe de l'égalité des citoyens de Michel Chevalier (1878), aujourd'hui sur GALLICA, plusieurs articles du Journal des Economistes, etc. Cette numérisation, qui devrait continuer, a été rendue possible dans sa phase de démarrage par un financement de la MSH Paris-Nord; et aujourd'hui, le projet «Controverses du XIXème siècle sur la Propriété Intellectuelle» fait partie d'un programme ANR, le projet ANR-PROPICE.

Le site actuel, hébergé par la MSH Paris-Nord, est encore dans un état embryonnaire vis-à-vis de ce que nous souhaitons réaliser. On peut se faire une idée plus complète de ce que nous projetons, en regardant le document ci-joint [lien vers l'état de l'avancement]. Ce projet est conçu comme une construction cumulative et évolutive, devant progresser en fonction du travail de collecte, d'édition et de mise en ligne des différentes archives, avec un appel systématique à des collaborations pluridisciplinaires et des contributions externes, le choix et le filtrage étant assuré par l'équipe qui pilote l'ensemble, une équipe qui comprend à l'heure actuelle Benjamin Coriat, Marie Cornu, Gabriel Galvez-Béhar, Pierre-André Mangolte, Fabienne Orsi, Olivier Weinstein et Mikhaïl Xifaras. La coordination d'ensemble est assurée par Pierre-André Mangolte. Toute personne compétente et intéressée qui souhaiterait contribuer au projet peut prendre contact avec nous [lien : Pierre-André Mangolte].

Références :

Stephen Breyer, «The uneasy case for copyright : a study of copyright in books, photocopies and computer programs», Harvard Law Review, 1970.

Michel Chevalier, «Législation des brevets d'invention à réformer», in Introduction aux Rapports des membres du jury français de la section française sur l'ensemble de l'exposition universelle de Londres, 1862.

Victor Foucher, «Le congrès de la propriété littéraire et artistique de Bruxelles», Revue Contemporaine, septembre-octobre 1858.

Michael Heller et Rebecca Eisenberg, «Can Patents deter Innovation ? The Anticommons in Biomedical research», Science, 1998.

Edmund Kitch, «The Nature and Function of the Patent System», Journal of Law & Economics, 1977.

Ambroise-Marcellin Jobard, Création de la propriété intellectuelle, 1843.

Fritz Machlup et Edith Penrose, «The patent controversy in the nineteenth century», Journal of Economic History, 1950

Richard Posner, «Intellectual Property: The Law and Economics Approach», The Journal of Economic Perspectives, 2005

Eric Schiff, Industrialization without national patents, the Netherlands, 1869-1912, Switzerland, 1850-1907, Princeton University Press, 1971.