Arthur Legrand, «De la législation sur les brevets d'invention», Revue Contemporaine, janvier-février 1862.
Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica
Notice biographique sur Arthur Legrand (1833-1916)
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Ce texte est paru dans la Revue Contemporaine, où Arthur Legrand avait déjà publié précédemment quelques articles. L'auteur propose la suppression pure et simple de l'institution des brevets d'invention, comme dans sa note «Des brevets d'invention» parue la même année dans les Rapports des membres du jury français de l'Exposition de Londres de 1862.
La présentation de la question et de la proposition est cependant fort différente. L'argumentation de l'auteur se coule ici dans les habitudes françaises de l'époque, avec une argumentation centrée sur le droit (de propriété) de l'inventeur, une manière de poser le problème depuis longtemps abandonnée en Angleterre, en matière de patents, et remplacées par des approches et évaluations plus «utilitaristes» de la loi des patents.
«Il nous semble qu'en principe et qu'en pratique, la liberté absolue, dans le vaste champ de l'invention, est le système qui se justifie le mieux et qui serait probablement le plus profitable pour tous. Celui qui fait une découverte est-il en effet propriétaire de sa découverte, c'est-à-dire en est-il possesseur comme il pourrait être possesseur d'une maison, d'un champ, d'un cheval, et peut-il la léguer, au besoin, à ses enfants, pour être ensuite transmise à ses petits-enfants ? Nous ne pensons pas qu'il en soit ainsi...» (p. 339)
L'auteur commence par présenter à sa manière la situation sous l'Ancien Régime[1], puis évoque la législation de 1844, avec comme règle l'absence d'examen (et le «sans garantie du gouvernement» (S.G.D.G.)), à la différence de ce qui existe dans d'autres pays. Il compare rapidement les différents systèmes existants dans le monde, dressant en particulier un tableau international du prix, pour l'inventeur, du brevet dans les différentes législations (p. 334); discute ensuite d'un projet de réforme de la législation française proposée au Corps législatif; mais son thème principal est ailleurs, réfuter la thèse de de Boufflers et de Mirabeau pour qui les découvertes de l'industrie sont des propriétés qui appartiennent à leurs auteurs, avec toute la force que prend le terme «propriété» dans le contexte juridique français[2].
Il veut réfuter directement les partisans de la propriété pleine et entière (et perpétuelle) des inventeurs, lesquels assimilent cette «propriété des inventeurs» à la propriété ordinaire, portant sur les choses matérielles. Il critique donc Jobard et Alloury, sans cependant les citer explicitement, en reprenant leur image de l'inventeur assimilé au chercheur d'or découvrant une pépite, dont il est alors légitimement le seul propriétaire, selon le droit du premier occupant. Cette métaphore et assimilation est directement issue de l'article d'Alloury paru en 1854 dans le Journal des Débats, un article auquel Passy devait répondre peu après dans le Journal des Economistes, la polémique se prolongeant l'année suivante avec Gustave de Molinari[3]. Legrand ne fait preuve ici d'aucune originalité, reprenant les termes d'une argumentation déjà ultra-classique dans les débats français sur les brevets d'invention[4]. Assimiler les découvertes des inventeurs aux immeubles ou meubles est impossible, car il manque ici la possibilité d'une possession exclusive, excluant toute possession par les autres au même moment. «Pour qu'une chose ait véritablement le caractère d'une propriété exclusive, il faut que la jouissance directe ne puisse en être commune. Cette communauté naturelle que nous trouvons dans l'invention est, au premier chef, contraire à l'essence de la propriété... L'idée est une chose du domaine public, comme l'air et le soleil, à la disposition de l'humanité, comme l'air et le soleil, et personne ne devrait pouvoir s'en arroger la propriété, sous le prétexte qu'il en aurait trouvé le premier un utile emploi» (p. 341-342).
Arthur Legrand refuse d'autre part toute assimilation entre la propriété littéraire (même temporaire) et le «droit» de l'inventeur. Il manque à l'invention l'originalité, la marque du style, la forme des expressions ou des locutions, qui font que deux écrivains, si grand soit le hasard, n'écriront jamais le même livre, et ne produiront jamais la même œuvre. Alors que les inventions simultanées ou successives sont particulièrement fréquentes.
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[1] «On considérait avant 1789, le droit de travailler comme un droit royal, que le Prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter...» (p. 328), etc.
[2] Ce terme signifie, selon le Code civil, un droit exclusif, absolu et perpétuel du propriétaire individuel; ce qui n'a cependant jamais existé en matière de brevet. Legrand rappelle d'ailleurs que la loi de 1844 se refusait explicitement, selon son rapporteur Philippe Dupin, à employer le terme propriété.
[3] Cf. Alloury, Journal des débats, 19 et 28 août 1854; Passy, Journal des Economistes, novembre 1854 et octobre-décembre 1855; Molinari, Journal des Economistes, juillet-septembre 1855.
[4] Cf. Renouard, Traité des brevets d'Invention de 1825 (réédition 1844); Vigarosy, Considérations et opinions..., 1829; Coquelin, «Brevets d'invention», in Dictionnaire d'Economie Politique, 1852.