Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Frédéric Passy, «Question de la propriété des inventions», Journal des Economistes, novembre 1855

Gustave de Molinari, «La propriété des inventions, réplique à M. Frédéric Passy», Journal des Economistes, janvier-mars 1856

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Ces deux textes représentent le point final de la discussion de la théorie du monautopole (propriété des inventions) engagée dans le Journal des Economistes en novembre 1854 par l'article de Frédéric Passy «Sur les objections que soulèvent la théorie du monautopole». Voir cet article, la réponse de Jobard «Défense du monautopole» (décembre 1854) et l'article de Gustave de Molinari «De la propriété des inventions» (1855). Le premier texte est une réponse de Passy aux objections faites par Molinari à sa critique du monautopole, et le deuxième la réplique de Molinari à cette réponse.

I. La réponse de Passy à l'article de Molinari «De la propriété des inventions»

Passy commence par souligner la profonde unité qui existe entre Molinari et lui sur les principes. Cette unité, c'est l'adhésion sans réserve à la légitimité et l'utilité de la propriété dont l'origine est le travail et le capital. Cette propriété, il faut la reconnaître et la garantir pleinement dans ses limites naturelles. La divergence est donc bien sur la définition des «limites naturelles».

Molinari, interprétant à sa manière le texte de novembre 1854, et jouant, il est vrai, de son ambiguité, avait attribué à Passy l'idée que l'inventeur devait tout à la société (ou à la nature), le producteur d'un bien matériel, d'une terre, d'une maison, d'une pièce de drap ne devant à l'inverse rien à celle-ci.; et Molinari s'inscrivait en faux, construisant toute son argumentation sur l'idée que l'inventeur ne davait pas plus à la société (ou à la nature) que les autres. Passy est donc conduit à reformuler sa pensée plus clairement en précisant «que pour les biens matériels, la création personnelle, source et justification de la possession personnelle, est nécessairement renfermée dans les mêmes limites que celle-ci; et qu'en dehors de l'une et de l'autre préexistent et subsistent une production impersonnelle et une utilité non appropriée». Autrement dit, la production d'un objet, quel qu'il soit, doit beaucoup «à la société, aux circonstances, au milieu»; mais cette partie extrinsèque de la production n'entre pas dans la possession individuelle légitime, car ce qui y entre, c'est uniquement le résultat direct du travail et des efforts personnels, en proportion de ce travail personnel. «Ainsi, du moins, affirme Passy, doivent se passer les choses pour que justice soit sauve».

La divergence avec Molinari sur la propriété des inventions porte alors que le fait que Passy voit dans le monautopole une «appropriation de la création impersonnelle» et «l'attribution d'une valeur artificielle, résultat factice de la confiscation d'éléments de production étrangers à l'inventeur». Il ne s'agit donc pas simplement de «l'attribution de la valeur naturelle du travail perfectionné (récompense légitime de l'inventeur)». Ce n'est pas «la garantie dans ses limites naturelles, de la propriété de l'inventeur (laquelle ne peut être que la propriété de son travail), mais l'extension de cette propriété en dehors de ses limites naturelles, aux dépens de la propriété des autres, qui comprend la libre application de leurs facultés à toutes les parties du fonds commun».

Et Passy, en introduisant ce thème de la liberté du travail, passe à la deuxième partie de son argumentation, quittant le terrain des principes pour entrer dans l'économie réelle, en attaquant la thèse de Molinari et Jobard, selon laquelle, même avec un système de brevets perpétuels, l'inventeur ne peut «s'attribuer le bénéfice exclusif de la coopération de la nature et de la société»; les forces de la nature et les connaissances générales utilisées pouvant toujours être mobilisées pour d'autres utilisations, et par d'autres. Mais Molinari, remarque Passy, est dupe «d'un jeu de mot». «Il confond l'agent insaisissable avec ses emplois accessibles à l'homme et la substance avec ses manifestations. Le sophisme, pour être élégamment déguisé, n'en est pas moins sophisme». «Car il y a une différence très grande, une différence essentielle, entre s'emparer d'un agent naturel, d'une connaissance et d'une idée, et s'emparer du pouvoir d'appliquer, à une destination déterminée, cet agent, cette connaissance et cette idée». Le premier fait est parfaitement impossible, le deuxième parfaitement possible, et se réalise même sans cesse; et c'est ce qui constitue le monopole. Cette appropriation systématique se reproduirait dans toute la sphère de la production, écrit Passy, si le système des brevets perpétuels était adopté; «car, ou la propriété des inventions, telle que la conçoit M. de Molinari, n'est qu'un mot (dans ce cas, nous nous battons contre des moulins, et nous ferions mieux de relire les exploits de Don Quichotte que de les renouveler), ou c'est la propriété des industries». Le mot est lâché.

Passy pousse ensuite le raisonnement un peu plus loin, anticipant ou reprenant un thème qui est et sera systématiquement développé par les partisans de l'abolition des patents, en Angleterre à partir de 1851, ou des brevets d'invention en France à partir de 1862. Les agents naturels, les connaissances sont accessibles à tous, et conduisent naturellement, inévitablement, à la découverte de tel ou tel emploi. Vingt, trente, cent personnes s'attaquent au problème; et parce qu'un seul est venu le premier, avec un dessin ou une description à la main, déclarer dans un bureau ce que les autres savent et font, il faudra que tous soient privés à tout jamais «non de l'agent (gardons nous de dire cela, M. de Molinari nous le montrerait dans l'atmosphère, inapproprié et insaisissable), mais du pouvoir de s'en servir à leur convenance !» Et pour pouvoir l'utiliser, «il faudra qu'ils passent à la boutique ou à la barrière du breveté, et qu'ils lui payent péage et redevance. Redevance est le mot, en vérité», car la seule chose que le breveté leur donne est «une permission», un droit d'utiliser ce qu'ils ont eu l'audace de préparer eux-mêmes. Et Passy termine en comparant le monautopole aux servitudes de l'Ancien Régime (fours banaux, etc.).

II. La réplique de Molinari

Dans sa réplique, plus courte, Molinari ne revient pas sur les savants développements de Passy sur la théorie de la valeur, dont l'origine (et la justification) ne peut être que le travail personnel (et c'est ce que Passy appelle lui les «limites naturelles»). Il maintient par contre intégralement sa position en faveur de la reconnaissance de «la propriété des inventions dans ses limites naturelles», limites qu'il décompose en deux, dans le temps et dans l'espace.

(1) Molinari affirme, reprenant un de ses thèmes favoris, que la durée des inventions est éphémère, «et bien petit est le nombre de celles qui atteignent la limite moyenne d'une vie d'homme». «Garantir aux inventeurs un droit de propriété illimité sur leurs oeuvres, n'est donc point décréter la perpétuité des inventions, mais uniquement empêcher la loi de confisquer une partie de la propriété des inventions durables; c'est mettre fin à ce communisme barbare qui respecte les oeuvres de la médiocrité, en imposant un maximum aux oeuvres de génie».

«La limite naturelle dans le temps de la propriété des inventions est la durée de la chose appropriée, ou, ce qui revient au même, la durée de la valeur appropriée». Voilà qui ne devrait cependant guère convaincre Passy, qui voit dans le monautopole l'établissement généralisé, que l'invention soit éphémère ou durable, de barrières, de péages, de redevances pesant sur l'activité inventive ou l'industrie de tous.

(2) Quant aux limites dans l'espace, il s'agit de «poser la borne entre le domaine de l'appropriation privée et le domaine de la communauté». «Voilà, s'exclame Molinari, la nouvelle recherche à laquelle me convie mon honorable contradicteur. Mais a-t-il bien songé vraiment à l'étendue de la tâche qu'il m'impose à moi chétif ? (sic)» Et Molinari argue que même pour la propriété matérielle, il a fallu bien des siècles pour marquer ces limites. «Tout ce que je puis faire, c'est prouver qu'il est juste et qu'il est utile de reconnaître la propriété et de la garantir dans ses limites naturelles. Quant à marquer ces limites, c'est l'affaire des propriétaires eux-mêmes. Que chacun veille sur son domaine, et nul ne pourra empiéter sur le domaine d'autrui».

Le tout étant accompagné par les diatribes habituelles contre «les vieux réglementaires et les socialistes, leurs enfants terribles» ou «la doctrine des vieux jurisconsultes, en vertu de laquelle la loi crée ou institue la propriété»; ce qui est somme toute un brin paradoxal, puisque c'est bien une loi – et elle seule – qui définit les droits exclusifs, abusivement limités selon Molinari, de l'inventeur; et si cette loi venait à disparaître, tout droit (et toute «propriété») disparaitrait ici.

Pierre-André Mangolte