Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Frédéric Passy, «Correspondance : Question des brevets - Des objections que soulèvent la théorie du monautopole. Lettre à Michel Chevalier sur deux articles parus dans le Journal des Débats touchant cette question», Journal des Economistes, novembre 1854

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Cette correspondance de Frédéric Passy, formellement adressée à Michel Chevalier, est une réaction à l'article de Louis Alloury paru dans le Journal des Débats les 19 et 28 août 1854[1]. Alloury y défendait le principe d'une «propriété intellectuelle» des inventeurs, en assimilant celle-ci à la propriété ordinaire, avec tous ses attributs habituels : caractère personnel, absolu, pérennité, héritage, etc. Il affirmait donc la validité de la thèse du monautopole de J.-B. Jobard. L'objectif de Passy est de contrer l'argumentation d'Alloury et Jobard, aux noms de tous les économistes, au nom en particulier des défunts Frédéric Bastiat et Rossi[2].

Comme pratiquement tous les économistes français à l'époque, et comme Alloury dans son article, Frédéric Passy raisonne à partir d'une prémisse indiscutable à ses yeux, selon laquelle la source fondamentale du droit (et de l'économie politique) est le «juste», et non «l'utile», ou pire encore, l'histoire, la coutume, la convention. Il est donc d'accord avec Alloury pour affirmer que la question capitale ici est «morale». Si les inventeurs ont réellement un droit fondé moralement, plein et entier sur leurs inventions, ils doivent alors être effectivement reconnus propriétaires au sens ordinaire du terme. Le droit de propriété trouve sa source dans le travail de l'individu, et le travail est naturellement créateur d'un «droit», indépendamment de toute législation, etc. Tous les raisonnements de Passy, d'Alloury, et plus tard de Molinari, se tiennent dans ce cadre, celui du droit naturel.

Frédéric Passy rencontre cependant une difficulté pour se différencier d'Alloury. Il ne partage pas la position de Charles Coquelin (1852)[3], ou d'Augustin-Charles Renouard, lesquels récusent d'emblée tout principe de propriété sur les «idées», et donc toute «propriété intellectuelle», qu'il s'agisse d'une «propriété littéraire» ou d'une «propriété de l'inventeur». Ils peuvent alors ne concèder qu'une sorte d'obligation pour la société à récompenser les écrivains, les artistes ou les inventeurs, pour services rendus à cette société, dans une mesure que les lois peuvent définir à leur guise et de manières éventuellement complètement différentes. Mais Frédéric Passy est partisan, comme Bastiat, de la «propriété littéraire», une propriété pleine et entière, reconnue par lui et défendue par lui pour les écrivains et les artistes. Or Jobard et Alloury ne font qu'étendre le raisonnement de justification de ce droit naturel des auteurs sur leurs œuvres aux inventeurs, en assimilant les deux situations; les mêmes fondements (le travail, etc.) donnant la même conclusion.

Toute l'argumentation de Passy vise donc à démontrer qu'il y a là au contraire deux situations si dissemblables qu'on ne peut reconnaître en matière d'invention «de droit [de propriété] complet et exclusif, de droit proprement dit, mais seulement des titres à une préférence, à des avantages particuliers, des titres réels, bornés et passagers». On peut, dit Passy, assimiler «à peu près» la position de l'artiste et de l'écrivain vis-à-vis de son œuvre à celle du propriétaire d'un bien matériel, mais la position de l'inventeur vis-à-vis de son invention est bien plus complexe. En matière de bien matériel, le producteur est un «maître absolu,… car il n'y a rien dans ce bien qui ne vienne de lui, directement ou indirectement, sauf la libéralité de la nature qui lui en a fournit les éléments». Il en est de même – en partie du moins – du droit de propriété de l'artiste et de l'écrivain vis-à-vis de son oeuvre. L'artiste a bien puisé dans «le fonds commun des connaissances, des pensées, des sentiments et des tendances dont le temps et le mouvement des sociétés ont fait le patrimoine de tous...», mais la «forme matérielle» de son ouvrage est à lui; elle est personnelle; car il y a toujours ici «un cachet indestructible d'individualité», qui exclut tout hasard et toute reproduction à l'identique.

Et Passy est d'accord avec Alloury (et Turgot) pour dire que la propriété des œuvres de l'intelligence [de l'écrivain ou de l'artiste] doit être complète. Mais l'invention n'est pas pour lui de la même façon une propriété intellectuelle, un «produit spontané et purement privé de l'intelligence individuelle». Elle peut être aussi le résultat d'un hasard heureux, ou simplement une idée juste, qui pourrait être produite par d'autres. «Si la route n'est pas ouverte par celui-ci, elle le sera par celui-là...», ce qui ne veut pas dire, ajoute Passy, que les individus ne comptent pas... De plus, le droit du premier occupant ne peut s'appliquer ici, car il ne peut s'appliquer qu'à ce qui comporte une occupation individuelle effective; et Passy critique l'image du chercheur d'or introduite par Alloury. «Les lingots du monde des idées», dont nous parle Alloury, ne sont pas de même nature que les lingots d'or. «Ils peuvent être possédés par plusieurs en même temps, et par tous, et la jouissance de l'un n'empiète jamais, dans le monde des idées, sur la jouissance de l'autre».

En résumé, pour Frédéric Passy, les inventions ne sont que des découvertes purement intellectuelles, «une appréhension des propriétés des choses par la pensée», qui ne peut être réservée au profit de quelques uns. Et Passy, sur un mode plus classique pour un économiste disciple de Bastiat, attaque alors l'assertion selon laquelle un privilège indéfini donnant un droit d'exploitation exclusive serait à l'avantage de la société, l'inventeur breveté, n'ayant rien à craindre de la concurrence, pouvant et devant vendre à meilleur marché. Au nom du monautopole, on veut recréer le vieux régime des corporations ! Mais seule la liberté (la concurrence) peut stimuler l'activité humaine.

Cette correspondance a donné lieu à une réponse de Jobard «Défense du monautopole» (décembre 1854), accompagné d'un projet de loi sur les brevets, rédigé d'après les principes du monautopole; puis à une polémique dans le Journal des Economistes entre Jobard et Joseph Garnier sur la concurrence, et enfin à l'article de Molinari «De la propriété des inventions» (1855), entraînant une réponse de Passy; voir les différentes archives.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Pour l'article d'Alloury, voir «La législation sur les brevets d'invention» (1854). Passy en appelle à Michel Chevalier, qualifié par lui «d'économiste par excellence», afin qu'il en évalue le mérite pour une éventuelle publication dans le Journal des Economistes, mais aussi en tant que rédacteur au Journal des Débats : «ma critique ne pourrait que gagner à arriver par vos mains à M. Alloury» (sic),

[2]  Jobard prétendait en effet que Bastiat et Rossi, tous deux morts en 1854, lui avaient assuré être totalement d'accord avec sa théorie de la «propriété intellectuelle» (ou monautopole); ce que conteste, avec une certaine vraisemblance, Frédéric Passy (voir sa réponse à Molinari, «Questions de la propriété des inventions»).

[3]  Voir son article «Brevets d'invention» (1852) dans le Dictionnaire d'Economie Politique.