Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Louis Alloury, «La législation sur les brevets d'invention», article paru dans le Journal des Débats politiques et littéraires, les 19 et 28 août 1854.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Cet article, paru en 1854, porte sur la réforme de la législation belge des brevets d'invention, laquelle venait de porter à vingt ans la durée de la protection, en faisant ainsi la durée la plus longue en Europe [1]. C'est «le signal, nous dit Alloury, d'une révolution qui semble destinée à faire le tour du monde industriel», car «l'industrie réclame une protection égale, [et] des garanties égales à celles dont jouit la propriété foncière». Cette phrase résume à elle seule l'article et toute l'argumentation.

Alloury cite ses sources, reprenant les thèses «des publicistes les plus éclairés», Jobard, le directeur du Musée Industriel de Bruxelles[2], le docteur Mure, auteur d'une brochure sur la réforme projetée en Piémont, et Etienne Blanc, avocat à la Cour Impériale de Paris[3]. Il prône un droit de propriété perpétuel et absolu pour les inventions industrielles comme pour les oeuvres littéraires, en citant Turgot, pour qui la propriété des oeuvres intellectuelles «est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes». Le travail est la véritable origine et le seul fondement légitime de la propriété. Pourquoi le travail de l'esprit ne donnerait-il pas les mêmes droits que le travail des bras ? Alloury développe ensuite les arguments habituels chez les défenseurs de la perpétuité, en prônant le rapprochement des deux législations restées jusqu'ici distinctes, une pour les inventeurs, l'autre pour les écrivains et les artistes. Il assimile le tout à la propriété foncière, ce qui constitue peut-être aujourd'hui l'aspect le plus intéressant de tout son développement

«Le pionnier du Nouveau Monde devient le propriétaire du terrain qu'il défriche et qu'il féconde à la sueur de son front; pourquoi les pionniers de la pensée seraient-ils traités moins favorablement ? Le droit du premier occupant est appliqué tous les jours en Californie au profit de celui qui découvre un lingot d'or; pourquoi ne pas appliquer la même règle à celui qui découvre un lingot ou croit le découvrir dans le monde des idées ?» Un peu plus loin, on trouve même l'embryon de ce qu'on nomme aujourd'hui la prospect theory (Edmond Kitch, 1977). Pour certaines inventions, «aux applications si complexes et si étendues, un brevet de quinze ans est tout-à-fait insuffisant». Il ne peut donner à l'inventeur le temps de tirer de son invention tous les développements dont elle est susceptible et tous les fruits qu'elle peut fournir. L'allongement de la durée de la protection, s'impose donc, jusqu'à la perpétuité.

L'article d'Alloury a donné lieu à une réponse de Frédéric Passy, le 15 novembre dans le Journal des Economistes, suivie d'une réplique de Jobard («Défense du monautopole» le 15 décembre 1854); et à un nouvel échange l'année suivante entre Gustave de Molinari d'un côté, et Frédéric Passy de l'autre [voir «Questions de la propriété des inventions», Passy, 1855, et «De la propriété des inventions», Molinari, 1855].

Pierre-André Mangolte

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[1] La durée de la protection était alors dans les différentes législations d'environ 15 ans. C'était le cas pour la France, la Hollande, la Prusse, l'Autriche, la Bavière, l'Espagne, le Portugal...; en Angleterre et aux Etats-Unis, 14 années seulement, et 10 ans ailleurs (Russie, Bade, Hanovre et Wurttemberg). Cf. Renouard, «Lois nouvelles sur les inventions», Journal des Economistes, 15 octobre 1854.

[2] Voir Jobard, Nouvelle économie sociale ou monauto-pole industriel, artistique, commercial et littéraire..., Paris,1844.

[3] Auteur (avec Alexandre Beaume) d'un Code général de la propriété industrielle, littéraire et artistique (1854), critiqué par Renouard (op. cit., Journal des Economistes, 15 octobre 1854).