Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Gustave de Molinari, «De la propriété des inventions», Journal des Economistes, Juillet-Septembre 1855, 2ème série, volume 7, p. 410-430.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Dans cet article, Gustave de Molinari se prononce, contre Frédéric Passy, pour la propriété des inventions, dans une parfaite continuité de ses prises de position antérieures sur la propriété littéraire et artistique (voir son article dans le Dictionnaire d'Economie Politique (1853)). C'est de fait «un partisan du monautopole» de Jobard, dont il n'approuve pourtant pas la critique de la libre concurrence, mais dont il partage le même idéal «ultra-propriétaire» d'organisation de la société. Il a de surcroît les mêmes adversaires, les socialistes, les communistes, et même ici, les légistes qu'il met dans le même sac[1]. Le point de départ de son raisonnement est celui de tous les économistes (ou presque) de l'époque :

«La propriété est fondée sur le travail et naturellement conforme à l'utilité commune. (…) En conséquence, la société ou le gouvernement qui la représente est tenu de reconnaître et de protéger la propriété dans ses limites naturelles, sans pouvoir la restreindre ou l'entamer dans une proportion plus forte que cela n'est nécessaire pour lui fournir les moyens de remplir sa fonction de protecteur ou d'assureur de la propriété». L'opposition avec Frédéric Passy porte alors sur la définition des «limites naturelles», puisque les deux partagent cette même croyance. Pour Molinari cependant, cette propriété – qu'il s'agissent des écrivains, des artistes, des inventeurs ou des autres producteurs – inclut la partie «immatérielle» de ce qui a été produit ou créé par l'individu, alors que Passy réserve l'appropriation aux produits matériels[2].

De toute manière, à la base, il y a du travail, et partant de la propriété; et ce travail est même souvent dur, continu et difficile, affirme Molinari en écartant d'emblée l'argument du «hasard heureux» comme «grand artisan des inventions». «On a trouvé maintes fois des diamants et des lingots d'or sans les chercher. Est-ce une raison pour affirmer que les diamants et les lingots d'or se produisent sans travail, par hasard ? Quant on examine de près le travail de l'inventeur, on s'aperçoit, au contraire, qu'il n'en est pas de plus difficile, de plus âpre, et de plus dangereux». Ce travail, qui exige l'application continue des forces de l'intelligence humaine, est le plus dangereux qu'il soit. «Qu'un simple ouvrier abuse de sa force physique (…), il court le risque de ruiner promptement la santé de son corps, et de devenir invalide de bonne heure. Mais l'homme qui fait oeuvre de son intelligence s'expose à un danger plus grand encore. (…) La folie, tel est le risque attaché à ce genre de travail, et certes aucune industrie dite dangereuse ou insalubre n'en comporte de plus redoutable»[3].

De toute manière, la production d'une invention requiert le concours du travail, avec ici «la mise en oeuvre des facultés les plus rares et les plus délicates, partant, les plus coûteuses à entretenir». Elle requiert aussi le concours du capital, qui «comme toutes les autres industries, est de deux sortes, immatériel et matériel». Le capital immatériel est la connaissance; le capital matériel, les matériaux, les outils, l'argent, etc. Qu'il s'agisse d'un «produit-invention», ou d'un autre produit, «produit-terre», «produit-maison», «produit-drap», «produit-enseignement», etc., le problème est toujours le même. Les mêmes éléments, capital et travail, sont présents, créateurs de propriété, et la propriété du «produit-invention» doit être traitée comme la propriété ordinaire[4].

Molinari entreprend ensuite de répondre à Passy et, indirectement aux autres économistes et légistes adversaires du monautopole, en abordant deux questions :

(1) L'inventeur doit-il plus à la nature et à la société que les autres producteurs ? Il répond évidemment par la négative. Des agents naturels non appropriés – comme l'eau vaporisée dans une machine à vapeur, ou la lumière du soleil pour la photographie, etc. - concourent, dans une proportion plus ou moins forte, à la confection du «produit-invention». Mais il en est de même dans toutes les autres industries. Reste ce qui vient de la société, par exemple du fonds commun des idées et des connaissances, un emprunt qui, selon Passy, mettrait l'inventeur en dette vis-à-vis de la société. Molinari remarque alors que l'inventeur n'est pas ici dans une situation différente du propriétaire d'une terre, d'une maison, d'une pièce de drap. Un propriétaire foncier par exemple utilise des instruments et des techniques inventés par d'autres, mobilise des moyens de transport organisés par d'autres; et, en laissant même sa terre en jachère, peut en voir en dix ans sa valeur décuplée, par le simple accroissement de la population et de la richesse, qui aura transformée une plage déserte en cité populeuse et riche, etc. L'inventeur alors ne doit pas plus à la société que les autres; car, «ou il faut dépouiller également tous les producteurs, sous le prétexte que la nature et la société les ont tous assistés, ou il ne faut dépouiller personne».

(2) Y a-t-il ici formation d'un «monopole naturel» qui échapperait à l'action régulatrice de la concurrence (ce qui justifierait une limitation de la propriété de l'inventeur pour l'empêcher de tirer de son industrie un bénéfice usuraire) ? Ici, Molinari est, même dans son cadre de pensée issu de l'école des économistes de Bastiat, beaucoup moins convaincant, en évoquant directement la loi générale de la concurrence (admise par toute l'économie politique) et son action ré-équilibrante. «Si l'industrie de l'inventeur donnait des bénéfices supérieurs à ceux des autres branches de la production, qu'arrivera-il ? Ce qui arrive toujours en pareille circonstance. On verra inévitablement les capitaux et les intelligences abandonner les autres industries moins productives pour affluer dans celle-là, et ce déplacement sera d'autant plus rapide que la supériorité des bénéfices des inventeurs sera plus forte». La rareté des capitaux ne saurait pour lui être un obstacle à ce mouvement, pas plus que la «rareté des intelligences propres au travail de l'invention». Partout, affirme-t-il, «dès que l'on a donné un supplément de garanties, on a vu aussitôt s'augmenter leur nombre [celui des intelligences] et se multiplier leurs oeuvres», et la concurrence entre inventeurs se développer. Le côté fallacieux du raisonnement est évidemment le fait de postuler que les lois de la concurrence pourraient continuer à opérer ici, alors même que le système des brevets d'invention, devenus perpétuels comme le souhaitent Molinari et les partisans du monautopole, devrait justement abolir ces lois[5].

Mais pour Molinari, il n'y a sans doute pas de contradiction dans le raisonnement. Après tout, la concurrence ordinaire entre propriétaires de terres ou de biens matériels repose aussi sur un droit de propriété qui est une forme de monopole, un principe que tous les économistes de l'époque sont prêts à défendre contre toutes les remises en cause socialistes, communistes, etc. Sur cette base, la grande «loi d'équilibre qui régit la distribution des richesses et qui répartit de manière parfaitement proportionnelle les rémunérations», opère sans problème. Et le point de départ de Molinari, mobilisant des concepts aussi abstraits, et réifiés, que le travail et le capital, a bien été de présupposer d'emblée que la propriété des inventions était une propriété comme les autres, sans s'attarder à l'objection principale des adversaires du monautopole et du système des brevets qui est de dire que cette «propriété» est une atteinte à la liberté (et aux droits de propriété) des autres, inventeurs ou industriels[6]. Pour lui, comme la propriété des produits-invention est une propriété comme une autre, et à côté des autres, il ne doit pas y avoir de problème.

Même les «énormes bénéfices, que pourraient procurer certaines inventions si leurs auteurs en demeuraient propriétaires à perpétuité» ne sauraient troubler Molinari, ni le scandaliser. Pour lui, ce n'est pas un «monopole naturel», ni contradictoire avec cette «vérité parfaitement démontrée», «selon laquelle les profits d'une industrie, y compris les profits de l'industrie de l'invention, ne sauraient dépasser régulièrement ceux d'aucune autre branche de la production». Les bénéfices importants réalisés par certains ne sont alors qu'un résultat de la «nature chanceuse et aléatoire de l'industrie»; et l'auteur compare l'industrie de l'invention à la pêche des perles, une activité où la chance heureuse d'une seule découverte couvre les pertes subies antérieurement ou par d'autres. «L'inégalité des bénéfices dans une industrie si aléatoire ne porte [donc] aucune atteinte à la loi d'équilibre qui régit la distribution des richesses; elle en fournit bien plutôt la confirmation».

Pour défendre l'allongement de la protection jusqu'à la perpétuité, Molinari reprend ensuite le raisonnement déjà avancé par lui dans son article de 1853 sur la propriété littéraire et artistique. La limitation de la durée de la protection n'avantage que les «petites inventions», à l'utilité fugitive, au détriment des «grandes inventions», «dont l'utilité est sérieuse et durable, fruits immortels du travail et du génie» et «qui exigent, pour la plupart, une application considérable de travail et de capital», etc. On retrouve le même schème de raisonnement, le même recours aux concepts abstraits comme travail et capital, et le même postulat liant les quantités dépensées - fonction des incitations fournies par le système des brevets d'invention évidemment – et la valeur ou l'utilité et utilisation sociale de l'invention, deux choses qui n'ont pourtant aucun rapport entre elles.

Molinari peut donc conclure en faveur d'une propriété des inventions pleinement reconnue et garantie, dans ses limites naturelles, comme toutes les autres propriétés.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Quand il écrit cet article, Molinari est professeur à Musée de l'industrie belge, dont Jobard est lui-même directeur. Il va, la même année, fonder L'Economiste Belge, qui dirigera jusqu'à sa mort (en ), un journal qui milite pour un «Etat bon marché». La spécificité de Molinari est de pousser jusqu'au paradoxe et même parfois jusqu'à l'absurde, les principes propriétaristes et individualistes de la doctrine de l'économie politique de l'époque, en jetant ainsi les bases – à travers l'école autrichienne (Carl Menger et Frédéric Hayek) du courant ultra-libéral et libertarien contemporain.

[2]  Voir le texte de Passy «Sur les objections que soulève la théorie du monautopole» (novembre 1854).

[3]  Cette figure de l'inventeur-savant fou (mais méritant) est par bien des côtés une fleur originale dans l'ensemble des figures rhétoriques du XIXème siècle sur l'inventeur. On trouve en effet plus facilement des inventeurs pauvres, malmenés par une institution des brevets mal configurés, ou victimes de spéculateurs capitalistes avides, ou des inventeurs géniaux, héroïques, etc.

[4]  Le raisonnement tenu par Bastiat, dans les Harmonies économiques, chapitre X, est d'une tonalité bien différente, comme l'a très bien vu Passy, qui l'oppose en janvier 1855 au monautopole.

sur le caractère nécessairement temporaire du monopole de l'inventeur en l'absence de protection, technical advance + effet des imitateurs (agents de la main invisible ou pirates pour les défenseurs du monautopole Molinari). Ce que Passy a très bien vu.

[5]  Il y a une différence d'approche dans l'analyse de l'économie par Passy et Molinari. Passy pose l'économie et le droit – deux choses qui se confondent dans son esprit – comme découlant de la morale (le droit naturel); et son argument principal pour la propriété littéraire (et contre la propriété des inventions) est le caractère individuel et personnel de la création, qu'il oppose au caractère collectif, social, et impersonnel de l'activité inventive. Pour Molinari, il n'y a ici de toute manière que des individus-propriétaires et des échanges; les catégories économiques étant applicables partout, il n'y a pas de production collective, en matière d'invention comme ailleurs. Il y a par contre un produit-invention comme un produit-oeuvre littéraire, qui, comme les autres, consomme des inputs de travail et de capital.

[6]  C'est ce que lui reproche un adversaire belge du monautopole, Pierre Vermeire en 1864, à propos d'un projet de loi sur les dessins de fabrique : «M. de Molinari veut absolument assimiler le travail incorporé à la matière au droit exclusif d'incorporer le travail à la matière, d'après un modèle, un système, ou un mode donné... [Mais] si l'industrie, les arts, les sciences ont continué à se développer depuis l'existence des lois sur les propriétés intellectuelles, ce n'est à cause de ces lois, mais malgré elles... Elles ne peuvent tuer l'industrie, mais elles l'entravent».