Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Gustave de MOLINARI

Economiste et publiciste, né à Liège le 3 mars 1819, mort à Adinkerque le 28 janvier 1912, à l'âge de 93 ans, fils du baron Philippe de Molinari, un ancien-officier de l'Empire devenu médecin homéopathe.

Venu à Paris dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, Gustave de Molinari collabore aux journaux de l'opposition comme Le Courier français. Il écrit aussi dans le Journal des Economistes; et en 1846, avec Frédéric Bastiat, Louis Wolowski, Joseph Garnier et Michel Chevalier, il participe à la fondation d'une Association pour la liberté des échanges sur le modèle de la Ligue de Manchester, mais cette Association ne rencontra pas le même succès que celle de Richard Cobden en Angleterre, et finit par se dissoudre en 1848. Ses membres se spécialisant alors dans la diffusion des principes de l'économie politique et la lutte contre les idées protectionnistes et les doctrines socialistes.

Après le coup d'Etat de décembre 1851, Molinari quitte la France pour la Belgique où il restera jusqu'en 1859. Il est nommé alors professeur d'économie politique au Musée de l'industrie de Bruxelles (dont J.-B. Jobard est directeur depuis 1841), et fonde avec l'aide de son frère Eugène, avocat et rédacteur de la Revue Trimestrielle, un journal, L'Economiste Belge, journal des réformes économiques et administratives[1], dont il assure la direction de 1855 à 1858.

Revenu à Paris en 1859, Gustave de Molinari collabore à divers journaux, Le Courrier français, La Patrie, Le Libre-échange, La Revue Nouvelle. Il collabore aussi au Journal des Débats, dont il est le rédacteur en chef de 1871 à 1878, et au Journal des Economistes dont il deviendra le rédacteur en chef appointé à partir de 1881 et jusqu'en 1909. Il est aussi élu membre correspondant à l'Académie des Sciences Morales et Politiques en 1874.

Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, Molinari est un des représentants les plus importants de l'école du «laissez-faire» en économie, dans le prolongement des idées de Frédéric Bastiat. C'est un adversaire du protectionnisme, du militarisme, du colonialisme, des idées socialistes et communistes, et de toute intervention de l'Etat dans l'économie. Ce libéralisme extrême est ancré dans le droit naturel, avec comme fondement essentiel l'individualisme propriétaire. Molinari prône en effet un complet laisser-faire en matière de politique économique et en politique, un Etat ultra-minimal, y compris en matière de sécurité publique. En 1849, dans Les soirées de la rue Saint-Lazare[2], il fait dialoguer un économiste partisan du libre marché, un conservateur et un socialiste, et critique ainsi le monopole de l'Etat dans tous les domaines, y compris dans le domaine de la sécurité. Dans sa «Onzième soirée» et dans un article parallèle «De la production de la protection», publié à la même époque dans le Journal des Economistes (octobre 1849), il propose en effet l'abolition de ce «monopole de la sécurité» pour le remplacer par un système de compagnies privées en concurrence, afin de produire de manière moins coûteuse, plus efficace et plus morale, toutes les tâches de police et de sécurité publique; une thèse à laquelle s'opposeront Frédéric Bastiat et Charles Coquelin.

Molinari développera par la suite dans de très nombreux articles et ouvrages les mêmes idées. Pour lui, une politique de laissez-faire est suffisante pour générer naturellement et spontanément toutes les institutions nécessaires au bon fonctionnement de l'économie et à la vie en société. C'est ce qu'il expose dans son Cours d'économie politique (1863) et dans ses œuvres ultérieures où il présente sa propre philosophie évolutionniste de l'histoire, L'évolution économique du XIXème siècle : théorie du progrès (1880) et L'évolution politique et la révolution (1884). Dans ces ouvrages, il essaye en effet de montrer comment une société reposant sur le marché libre a émergé à partir de sociétés caractérisées par l'exploitation des classes et les privilèges économiques, en analysant le rôle joué selon lui par la Révolution française. Dans Esquisse de l'organisation politique et économique de la Société future (1899), il reprend les mêmes thèmes, en concédant cependant que le système de protection privatisé, dont il s'était fait l'avocat cinquante ans plus tôt, n'était pas réellement viable...

L'influence de Molinari a été importante sur l'école autrichienne, plus particulièrement sur Carl Menger (les «institutions organiques») et Friedrich Hayek; la distinction hayékienne tranchée entre ce qui relève de l'évolution spontanée et de l'organisation naturelle de l'économie (le «Kosmos») et ce qui relève de l'action jugée pernicieuse des gouvernements et même des juristes («Taxis») étant déjà largement présente chez Molinari, et organisant la plupart de ses raisonnements[3]. Et cette manière de raisonner inspire d'ailleurs très largement les courants ultra-libéraux et libertariens contemporains.

La conception individualiste propriétaire, et même «ultra-propriétaire», de Molinari est étendue par lui aux œuvres intellectuelles et aux inventions. S'il ne se différencie guère des autres économistes de l'époque dans sa défense de la «propriété littéraire»[4], qu'il veut, comme Bastiat et d'autres économistes, pleine et entière, donc perpétuelle, il est par contre nettement plus isolé dans sa défense du principe de «propriété des inventeurs sur leurs inventions» (voir son article dans le Journal des Economistes et sa polémique avec Frédéric Passy), se retrouvant un peu paradoxalement à soutenir les thèses de Jobard sur la «propriété intellectuelle», alors qu'il ne partageait aucunement sa critique du «laisser-faire», de la libre concurrence et du libre-échange.  

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[1]  «L'Economiste Belge aura pour mission spéciale de populariser en Belgique les principes du gouvernement à bon marché. Il poursuivra en conséquence toutes les réformes économiques et administratives nécessaires pour enlever au gouvernement les nombreuses attributions qu'il a successivement usurpées sur l'activité privée...». C'est ainsi que Molinari présente son journal dans le premier numéro.

[2] Avec comme sous-titre «Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété».

[3] Rappelons cependant l'hostilité de Hayek à : «the extension of the concept of property to such rights and privileges as patents for inventions, copyright, trade-marks, and the like. It seems to me beyond doubt that in these fields a slavish application of the concept of property as it has been developed for material things has done a great deal to foster the growth of monopoly and that here drastic reforms may be required if competition is to be made to work. In the field of industrial patents in particular we shall have seriously to examine whether the award of a monopoly privilege is really the most appropriate and effective form of reward for the kind of risk-bearing which investment in scientific research involves» (Individualism and Economic Order, Chicago, 1948. p. 113-114).

[4] Voir son article «Propriété littéraire et artistique », Dictionnaire de l'économie politique, 1853.

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Sources : Bitard, Dictionnaire de biographie contemporaine... (1887); Vapereau, Dictionnaire universel des contemporains... (1893); etc.