Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Gustave de Molinari, «Propriété littéraire et artistique», in Dictionnaire de l'Economie Politique de Ch. Coquelin et Guillaumin, tome 2, Paris, 1853, pp. 473-478.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Cet article «Propriété littéraire et artistique» est tiré du Dictionnaire d'économie politique de Charles Coquelin et Guillaumin. Il a été confié à Gustave de Molinari, un partisan convaincu de la propriété intellectuelle, avec tous les attributs habituels en droit français de celle-ci (caractère perpétuel, héritage, etc.), une propriété qui pour lui devait être reconnue aux auteurs comme aux inventeurs[1]. Son argumentation est dans la lignée de celle de Frédéric Bastiat, évoquant le droit naturel des auteurs et des artistes à la propriété de leurs œuvres, comme fruit de leur travail.

Gustave de Molinari commence par reconnaître que sur cette question, les légistes et même les économistes sont divisés[2]. S'agit-il d'une propriété «mise au même rang que celle des autres fruits de l'industrie humaine» ou d'un privilège «classé à part et assujetti à des obligations spéciales» ? Molinari penche pour la propriété, déployant une argumentation ultra-classique : (1) Toute propriété a sa source dans le travail, dans «un travail productif accompli par le propriétaire», et il y a bien un travail productif ici. Comme la production industrielle et agricole, la production littéraire et artistique exige la mise en œuvre d'une certaine quantité de capital et de travail; et, détail amusant, comme les autres producteurs «le littérateur, le savant ou l'artiste ne produit qu'à la sueur de son visage»; (2) Il n'y a donc pas à établir de différence entre les œuvres intellectuelles et les produits matériels, car leur origine est la même. «Dans l'un et l'autre cas, c'est un résultat de l'application des facultés de l'homme et de son capital acquis à la production». Il s'agit donc bien d'une «propriété». Le problème est alors de savoir «en quoi cette propriété consiste et quelles [en] sont les limites naturelles ?».

L'auteur distingue alors «l'objet matériel façonné par l'homme», le manuscrit, le tableau, la statue, que la loi traite d'ailleurs comme toute autre propriété mobilière, et «la substance immatérielle» de l'œuvre qui pose un problème de «copie». Introduire «les limites naturelles» ici aurait pu conduire directement, comme chez Renouard et d'autres qui raisonnent eux aussi en droit naturel, à conclure que cette «substance immatérielle» n'appartient plus, une fois le livre publié, à son auteur, et refuser donc l'idée même d'une «propriété intellectuelle». Charles Coquelin, écrivant sur les brevets d'invention dans le même dictionnaire, ne tient pas un autre raisonnement, en affirmant que «l'invention dans son essence échappe à toute appropriation véritable, parce que sa nature même s'y refuse». L'invention, comme exercice de la pensée, est une «chose insaisissable», qui échappe à son créateur dès qu'elle est divulguée, et dont l'appropriation «ne serait pas seulement malséante, mais aussi radicalement impossible». Mais Gustave de Molinari ne parle pas des mêmes «limites naturelles». Pour lui, «les poèmes, les pièces de théâtre, les traités d'Economie politique, les statues, les tableaux, les airs de musique», ne sont pas définis par leurs qualités artistiques, scientifiques ou autres, mais directement comme des marchandises, ou comme des marchés accessibles au propriétaire de l'œuvre (auteur), des marchés dont la valeur est mise à mal si la «copie» est libre. La «substance immatérielle» doit être considérée comme «une portion intégrante et nécessaire» de la propriété de l'œuvre originale, affirme-t-il, car, «l'en détacher serait en altérer, en détruire même la valeur [souligné par moi]».

Gustave de Molinari et Frédéric Bastiat (dans son «Discours au cercle de la librairie»), raisonnant ici de manière analogue, en vertu du principe que «l'homme naît propriétaire». On comprend alors pourquoi ils n'évoquent même pas les thèses d'Augustin-Charles Renouard, une approche qui s'oppose frontalement à leur propre raisonnement tout en restant dans le cadre du droit naturel; Renouard étant par ailleurs un défenseur incontestable de la propriété, pleine et entière, pour tout «objet matériel façonné par l'homme». Molinari préfère attaquer «M. Louis Blanc et avec lui tout le troupeau des communistes», puisque ceux-ci rejettent la transformation des oeuvres en marchandises, et vont même, par un rejet radical de toute logique marchande, jusqu'à refuser aux auteurs toute possibilité de récompense par une rétribution matérielle[3] .

Il passe ensuite dans une deuxième partie à un exposé de l'état des législations. Le «droit de copie» du propriétaire, jadis garanti perpétuel ou à temps, selon le bon plaisir du souverain, est désormais généralement «arbitrairement limité dans sa durée», une durée variable suivant «la fantaisie du législateur». Il parle aussi de la contrefaçon entre pays, un pillage jadis universel, un «communisme international» auquel un ensemble de conventions entre Etats a commencé à mettre un terme.

Dans sa dernière partie, Gustave de Molinari veut étudier les effets de la limitation légale du droit de copie accordé aux auteurs. Il affirme alors que «toute limitation de ce droit dans le temps et l'espace a pour résultat d'abaisser, au double point de vue de la qualité et de la quantité, la production des oeuvres littéraires et artistiques», en décourageant notamment la production des oeuvres supérieures pour encourager celle des oeuvres inférieures. Il distingue donc les oeuvres d'élite, peu nombreuses, qu'une génération lègue à la génération suivante, et les oeuvres inférieures par la pensée et le style dont le temps, affirme-t-il, ne manque jamais de faire justice, et vite. «Le temps est sans pitié pour la médiocrité et l'improvisation; il ne respecte que le génie et le travail». Limiter le droit de copie dans la durée ne cause donc aucun dommage à la production des auteurs médiocres, mais prive les auteurs d'élite de tout le bénéfice qu'ils auraient pu retirer de leur génie, et de leur travail. On pousse alors selon lui le génie à descendre jusqu'à la médiocrité, «au lieu de voir la médiocrité s'élever, par le travail, jusqu'au génie», etc. La conclusion est évidemment la condamnation de la «transaction mi-propriétaire, mi-communiste qui prévaut» à cette époque, pour prôner une véritable «solution économique de la question».

L'approche de Molinari, dans sa formulation, doit sans doute beaucoup aux thèses de Louis Blanc, dont il prend le contrepied presque systématiquement. Mais d'un autre côté, il raisonne comme si la production d'une oeuvre supérieure était en général un résultat mécanique de la peine et du travail que l'auteur met dans la production de son oeuvre. Pour lui, l'écrivain, le peintre, le sculpteur, le musicien, sont à l'image d'un investisseur capitaliste, soucieux de voir son travail et son capital, sa propriété donc, lui revenir avec un profit substantiel, sous peine d'abandonner la production où il s'est engagé. Il énonce une sorte de loi économique, où la production littéraire et artistique, en quantité et qualité, est directement fonction de l'importance de la protection donnée par le «droit de copie». Notons que c'est exactement l'argumentation reprise ou ré-inventée, en tout cas développée par Landes et Posner, dans leur article de 1989 «An Economic Analysis of Copyright Law»[4].

Pierre-André Mangolte

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[1] Voir son texte dans le Journal des économistes «De la propriété des inventions» (1855).

[2] On peut en effet comparer son raisonnement avec celui de Charles Coquelin dans le même Dictionnaire (article sur les «brevets d'invention»), tome 1, 1852. Coquelin refusant tout droit de propriété aux inventeurs sur leurs inventions, et déclarant même que s'il lui fallait choisir entre deux principes, la propriété de l'inventeur pleine et entière, ou l'abolition du système des brevets, il choisirait immédiatement l'abolition, sans aucune hésitation.

[3] Voir Louis Blanc, Organisation du travail (1839). 2ème partie, «De la propriété littéraire».

[4] William Landes et Richard Posner. «An Economic Analysis of Copyright Law», Journal of Legal Studies, 1989 (18), 325-63.