Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

A-M. Jobard, Création de la propriété intellectuelle, Bruxelles, 1843.

A-M. Jobard, Nouvelle économie sociale ou monauto-pole industriel, artistique, commercial et littéraire, Paris, 1844.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Les deux ouvrages de Jean-Baptiste-Ambroise-Marcellin Jobard[1] de 1843 (Création de la propriété intellectuelle) et 1844 (Nouvelle économie sociale, ou Monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire) développent la même argumentation favorable au principe d'une propriété perpétuelle de l'inventeur sur ses inventions. C'est aussi une tentative, parmi bien d'autres, d'influer sur la discussion parlementaire en France de la loi de 1844, une tentative qui s'avéra d'ailleurs vaine, car au cours des débats, toute assimilation entre le brevet d'invention et une quelconque propriété intellectuelle fut explicitement écartée[2].

Pour Jobard, il faut reconnaître et même créer cette "propriété intellectuelle", une propriété construite sur le modèle de la propriété foncière ou mobilière : "que tout ce qui est à naître, à créer appartienne désormais à son auteur, avec faculté d'en user et d'en abuser comme de sa chose, utendi et abutendi..." (1843; 1844). Il faut la garantie d'un domaine exclusif individuel, qui soit pleinement transmissible par héritage. Jobard définit de manière particulièrement extensive le champ de cette nouvelle forme de propriété. Il faut "constituer en propriétés perpétuelles toutes celles qui ne sont encore que temporaires ou provisoires, telles que les inventions industrielles, artistiques et littéraires, les recettes, les modèles, les secrets, les méthodes, le droit d'auteur, de gravure, de moulage et d'estampage, les firmes[3], les étiquettes, les marques, les timbres, les estampilles, les plombs, les poinçons, les griffes, les devises, les emblèmes et jusqu'aux enseignes, aux clientèles, et aux dénominations quelconques dûment patentées ou déposées." (1843, 66).

Cette revendication de "création d'une propriété intellectuelle" est directement liée, dans l'argumentation de Jobard, a une critique acerbe de la libre concurrence. Jobard déplore qu'avec la Révolution, "les nations, en sortant du monopole industriel et commercial se soient précipitées tête baissée dans la liberté illimitée de l'industrie et du commerce". Car cette liberté conduit à la ruine de l'industrie et du commerce dans une guerre perpétuelle, une "guerre de vrais sauvages", une "concurrence à mort, toujours fatale à l'industrie et au commerce". Cette concurrence conduit inévitablement à "la sophistication, l'adultération, la contrefaçon, la falsification, le frelatage de tous les produits, les fraudes, les tromperies, les maquignonnages, [etc.]" (1843). Jobard est un critique déterminé du libre échange et du principe du "laisser-faire" et du "laisser-passer", qui sont pourtant les slogans favoris des économistes de l'école de Frédéric Bastiat, parmi lesquels on trouve les autres défenseurs de la propriété perpétuelle des inventeurs sur leurs inventions. Sur ce point, il s'oppose radicalement à eux. Son argumentation ne fait d'ailleurs guère référence au droit naturel des inventeurs sur leurs découvertes et leurs idées, comme droit pré-existant à tout lien politique, comme dans l'approche de Bastiat et de Molinari. Il parle au contraire d'une "création" par la loi de la propriété intellectuelle, en préconisant "d'élever à l'état de propriété les œuvres du génie industriel ou la clientèle commerciale", ce qui n'est pour lui que partiellement en germe dans "l'informe institution des brevets d'invention..." (1843, 4). Il propose alors au législateur un remède tout simple, tout naturel, tout anodin, une recette unique qui pourrait se voter en cinq minutes : "La propriété des oeuvres du génie est assimilée à la propriété foncière" (1844, 38).

La création de la propriété intellectuelle ou du "monautopole", ce qui dans son vocabulaire est équivalent, est avant tout un moyen de lutter contre l'anarchie économique, "d'organiser l'industrie, de discipliner la concurrence, de lutter contre la concurrence étrangère" (1844, 1), de moraliser même l'activité industrielle et commerciale. Jobard accorde d'ailleurs autant d'importance, si ce n'est plus, aux marques, aux secrets, aux modèles, aux poinçons, aux devises, aux enseignes et aux clientèles qu'aux brevets ou droits d'auteur, alors que les règles juridiques définissant et protégeant ces différents intangibles sont à l'époque soit embryonnaires, soit inexistantes. Un autre aspect marquant de son approche est le fait que ces propriétés intellectuelles sont directement conçues par lui comme des valeurs marchandes ou des "clientèles" à protéger des intrusions d'une concurrence sans règle et sans limite. On peut considérer qu'il préfigure sur ce point, qu'il inspire même directement ou indirectement, les analyses des économistes qui, à notre époque, posent les différents "droits de propriété intellectuelle" (copyright, patents, marques, secrets de fabrication, etc.) comme autant de droits de propriété nécessaires à l'activité économique et créateurs d'efficacité, à condition d'être bien définis et suffisamment exclusifs[4].

Pour Jobard, la création de la propriété intellectuelle prend l'aspect d'un véritable projet de réforme sociale, construit à partir de l'institution, jugée "fondamentale", de la propriété foncière. Le principe du monautopole devrait en effet multiplier les propriétaires, en établissant comme "propriétés tout ce qui est susceptible d'être circonscrit, mesuré, pesé, tout ce qui peut acquérir une plus-value par le travail..." (1843, 7), et permettre ainsi le développement d'une "industrie honnête, patentée, différente de l'industrie prostituée de la libre concurrence" (1843). Il faut "arracher à la vaine pâture les créations de l'intelligence, de l'industrie et du commerce. (...) Comme on partage les landes et marais communaux pour ..., il faut partager les landes et terrains vagues de l'industrie et du commerce, qui n'appartenant à personne, restent livrés à la vaine pâture..." (1843; 1844).

En matière de brevets d'invention, Jobard propose donc d'abandonner le système existant des brevets "temporaires, étriqués, bridés", et trop souvent "morts-nés", pour accorder aux inventeurs la protection durable et perpétuelle, qui leur est, dit-il, absolument nécessaire. Il ne s'agit pas de rétablir pour autant les anciens monopoles, ni le régime odieux des privilèges, ni de changer le domaine public existant[5]. Pour contrer les objections des "niveleurs" et autres adversaires de la propriété, il préconise plutôt l'établissement de "patentes progressives et volontaires", en prenant comme modèle le système des concessions minières[6]. "Il faut aligner les deux législations, celles des brevets d'invention et celles des mines, y compris la redevance annuelle et progressive" (1843). Les monopoles particuliers ainsi créés seront perpétuels en droit, mais la plupart du temps, ils ne seront que temporaires en fait. Ils se succéderont et s'aboliront l'un après l'autre, dans une louable émulation. Ils permettront, plus que le système actuel, la mobilisation des capitalistes (et des capitaux). Ils éviteront les "doubles emplois, cette plaie de la libre concurrence", et partant la surproduction. En permettant de remonter à la source, avec les marques et les estampilles, ils garantiront la qualité, etc.

Ces thèses seront reprises par Jobard dans différents écrits, des brochures essentiellement, jusqu'en 1851 (Organon de la propriété intellectuelle). Elles inspireront directement les deux articles de Louis Alloury parus dans le Journal des Débats en 1854, et la polémique qui suivit. [voir "La législation sur les brevets d'invention", Alloury, 1854]

Pierre-André Mangolte

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[1] Voir la fiche biographique de Jobard.

[2] Pour lever toute ambiguïté, la loi de 1844 devait explicitement rejeter la formulation de la loi précédente (1791), selon laquelle il fallait "regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur". Voir en particulier dans les débats parlementaires, l'intervention de Philippe Dupin, le rapporteur de la loi à la Chambre des Députés.

[3] Au sens, en Belgique, de "raison sociale" (Dictionnaire d'Emile Littré, 1863-1877).

[4] L'école des Law & Economics de l'Université de Chicago en particulier, avec la prospect theory d'Edmund Kitch ("The Nature and Function of the Patent System", Journal of Law & Economics, 1977, 20, 265-290),, pour les patents, et les articles de Landes et Posner sur les marques et le copyright. Pour un survey, voir Besen et Raskind, "An introduction to the law and economics of intellectual property", Journal of Economic Perspectives, 1991, 5, 3-27.

[5] Il prévoit d'ailleurs une clause d'expropriation des brevets pour cause d'intérêt public.

[6] Même analogie en 1854 sous la plume d'Alloury (1854), avec l'image du chercheur d'or, une image reprise à notre époque par la prospect theory d'Edmund Kitch..