Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Charles Coquelin, «Brevets d'invention», in Dictionnaire de l'Economie Politique de Ch. Coquelin et Guillaumin, tome 1, Paris, 1852, pp. 209-223.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Dans le Dictionnaire d'économie politique de Charles Coquelin et Guillaumin, il y a deux articles sur ce qu'on appelle aujourd'hui très improprement la propriété intellectuelle, un article de Charles Coquelin sur les «Brevets d'invention» et un article de Gustave de Molinari sur la «Propriété littéraire et artistique», deux questions que l'on sépare ou que l'on assimile alors dans les raisonnements. On ne peut guère imaginer points de vue plus différents, témoignant des clivages existants à l'époque chez les économistes sur les fondements même de ces deux dispositifs juridiques, dispositifs cousins certes, mais cependant différents, le système des droits d'auteur en faveur des écrivains et des artistes d'une part, le système des brevets d'invention en faveur des inventeurs d'autre part

Gustave de Molinari développe en effet une approche ultra-propriétaire de la question, revendiquant pour les auteurs, dans ce Dictionnaire, une propriété littéraire pleine et entière, et perpétuelle; une revendication qu'il reformulera d'ailleurs deux ans après pour les inventeurs, avec des raisonnements analogues[1]. Charles Coquelin à l'inverse refuse au droit que représente le brevet d'invention tout caractère de pérennité, et partant l'idée même d'une propriété des inventeurs sur leurs inventions. Il refuse donc tout assimilation avec la propriété foncière ou la propriété ordinaire sur les choses tangibles, se situant du côté de ceux qui font de la possibilité d'une possession physique des choses une condition indispensable, absolument nécessaire, avec le travail ou la découverte, pour fonder le droit naturel de propriété, à la différence de ceux qui ne retiennent que le travail en récusant toute distinction entre les produits tangibles et les produits intellectuels.

Il défend en effet, sans enthousiasme excessif, la législation existante, s'inspirant d'ailleurs très largement des thèses d'Augustin-Charles Renouard, dont il cite abondamment le Traité des Brevets d'Invention, dans sa réédition de 1844. Il accepte de reconnaître à l'inventeur un droit limité à une certaine récompense pour service rendu à la société, si l'invention est réellement divulguée et si l'exploitation en est effective. Il est cependant plus critique que Renouard, et va plus loin que lui, en empruntant une partie de ses arguments aux partisans en Angleterre de l'abolition du système des patents[2]. Il écrit même que s'il lui fallait simplement choisir entre la perpétuité du droit et l'abolition, il n'hésiterait pas et opterait immédiatement pour l'abolition.

Son texte est intéressant par le panorama qu'il dresse des différentes approches en présence sur la question des brevets d'invention, et par la qualité de son argumentation. Lui même se positionne entre deux opinions opposées, celle des partisans de la perpétuité (la thèse de la propriété des inventeurs) et celle des partisans de l'abolition, en concentrant son analyse sur les thèses des défenseurs de la propriété des inventeurs, et en accordant – à juste titre pour l'époque – une place à la critique du concept de «propriété intellectuelle» introduit par Ambroise-Marcellin Jobard[3], un défenseur de la propriété des inventeurs dont il a bien saisi l'originalité.

Coquelin distingue en effet deux sortes de défense de la perpétuité :

(1) celle qui se fait au nom du droit naturel de l'homme à être propriétaire des fruits de son travail, qu'elle qu'en soit la forme, un droit dont on ne peut limiter la durée sous peine de spoliation, ce qui conduit à conclure que le privilège d'exploitation de l'inventeur doit être éternel;

(2) celle de Jobard, différente, qui articule un double point de vue, celui du droit et celui de l'utilité. Pour le droit, comme le note fort justement Coquelin, Jobard n'invoque pas le travail de l'inventeur, mais plutôt le droit du premier occupant, admettant donc à juste titre que souvent les inventions ne sont que des découvertes, le résultat d'un hasard heureux, ou quelque chose qu'un autre aurait pu trouver aussi bien. Pour l'utilité, il cherche à montrer que la jouissance indéfinie du brevet, loin de nuire au public consommateur, lui serait au contraire éminemment favorable, récusant l'idée que ce principe conduirait à la constitution d'un nombre infini de monopoles partiels; ce que Coquelin conteste évidemment.

Le commentaire ci-joint développe une analyse détaillée de l'argumentation et des critiques de Charles Coquelin.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir son article «De la propriété des inventions» (1855), et la polémique qui s'en suivit avec Frédéric Passy.

[2]  «La terre classique des brevets d'invention en paraît lasse», déclare ici Coquelin en évoquant ici la commission d'enquête de la Chambre des Lords de 1851 (voir en archive «Les abolitionnistes anglais à la Commission Granville», 1851).

[3]  Jobard est en effet une figure incontournable des controverses de la première moitié du XIXème siècle, en matière de brevets d'invention du moins. Voir son ouvrage Création de la propriété intellectuelle (1843). La deuxième moitié du XIXème sera plutôt marquée en France, à partir de 1862, par les thèses et l'offensive des abolitionnistes.