Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

«Brevets d'invention» de Charles Coquelin (1852), une critique de la propriété des inventions

L'article «Brevets d'invention» est publié en 1852 dans le Dictionnaire de l'Economie Politique. L'auteur, Charles Coquelin, appartient à l'école française d'économie, inspirée par Turgot, Adam Smith et Jean-Baptiste Say. Cette école milite depuis la Monarchie de Juillet contre le protectionnisme, pour la libre concurrence, le «laisser-faire», et le «laisser-passer». Avec Frédéric Bastiat, Coquelin a déjà participé à l'aventure de l'Association pour la liberté des échanges, créée sur le modèle de la Ligue de Manchester de Richard Cobden pour promouvoir en France, au nom du droit naturel, la cause du libre-échange. Car l'échange est alors posé, par Bastiat en particulier, comme un droit aussi naturel que le droit de propriété, un droit que tout homme devrait avoir la possibilité d'exercer librement en tout point du globe[1]. Charles Coquelin dirige alors l'hebdomadaire le Libre-Echange; mais l'Association pour la liberté des échanges ne survivant pas à la Révolution de février 1848, il lance avec d'autres, Frédéric Bastiat, Alcide Fonteyraud, Joseph Garnier et Gustave de Molinari, une feuille populaire baptisée Jacques Bonhomme, afin de combattre les idées socialistes et communistes, et de défendre la libre concurrence et la propriété.

Il aborde avec cet article une toute autre question, celle des brevets d'invention, une question qui divise les économistes à l'époque comme aujourd'hui, en particulier en France, où la défense de la propriété foncière et mobilière contre les socialistes conduisit parfois, à défendre par assimilation le concept de «propriété littéraire» et celui de «propriété des inventeurs sur leurs inventions», ce qui fut le cas par exemple pour Joseph Garnier et Gustave de Molinari[2]. Charles Coquelin prend cependant une position différente, en acceptant, sans grand enthousiasme il est vrai, le système existant, et en refusant avec énergie et conviction toute assimilation du droit exclusif temporaire, limité, accordé à l'inventeur à une quelconque propriété.

Avant d'analyser de manière détaillée son argumentation, il est nécessaire de rappeler rapidement le contexte de l'époque en matière de controverses sur les brevets d'invention.

Entre la reconnaissance d'une propriété de droit naturel
et l'abolition pure et simple des brevets

La Révolution avait rejeté le système des lettres patentes de l'Ancien Régime, accordées de manière plus ou moins discrétionnaire par l'administration aux inventeurs, pour instituer par les lois de 1790 et 1791 un système de droits, le brevet d'invention étant automatiquement accordé à tout inventeur qui en ferait la demande, dans une philosophie générale où l'inventeur était supposé avoir un droit sur son invention opposable à toute la société. A l'Assemblée, le chevalier de Boufflers, rapporteur de la loi, défendit l'idée que tous les arts trouvent leur source dans l'invention, et que la pensée est l'essence même de la propriété : «... l'arbre qui naît dans un champ n'appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ, que l'idée qui vient dans l'esprit d'un homme n'appartient à son auteur. L'invention, qui est la source des arts, est encore celle de la propriété; elle est la propriété primitive, toutes les autres ne sont que des conventions...» (de Boufflers, 1790). Le préambule de la loi du 7 janvier 1791 affirmait de même que « toute idée nouvelle appartient primitivement à celui qui l'a conçue» et «que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur». Mais en même temps, cette même loi n'accordait à l'inventeur qu'un temps limité de jouissance exclusive, une durée de cinq, de dix ou de quinze ans.

Il y avait là une contradiction manifeste, car le terme «propriété» impliquait obligatoirement dans la conception française de la Révolution et du Code Napoléon «le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, un droit perpétuel dont nul ne peut être dépouillé sans une juste et préalable indemnité» (Renouard, 1844); et cette incohérence entre la loi et de son préambule nourrissait en permanence les débats et les discussions sur les brevets d'invention. Il fallut d'ailleurs attendre le vote de la loi de 1844 pour que la contradiction disparaisse; Philippe Dupin, le rapporteur de la loi à la Chambre des Députés soulignant, après avoir fait référence aux débats de l'année 1841 sur la propriété littéraire, autour de la proposition de Lamartine[3], que le titre de la nouvelle loi ne proclamerait plus «que le droit des inventeurs à une jouissance entière et exclusive pendant un temps limité, en évitant volontairement le terme propriété» (voir Huart, 1863).

La loi de 1844 avait été précédée d'un long processus d'enquêtes et discussions successives, commencé dès 1828 quand le comte de Saint-Cricq, ministre de Charles X, nomma une commission spéciale, dont Augustin-Charles Renouard faisait d'ailleurs partie, pour organiser une enquête générale sur le système existant des brevets d'invention[4]. Les résultats de cette enquête, les discussions sur la nature et les fondements du système, et sur les formes qu'il devait prendre, aboutirent à l'élaboration d'un projet de loi en 1833, sans effet immédiat cependant. La question fut reprise en 1836 par une nouvelle commission, dont Renouard faisait de nouveau partie, ce qui devait conduire aux débats parlementaires des années 1843-1844, à la Chambre des Pairs, puis à la Chambre des Députés, et au vote de la loi du 5 juillet 1844. L'article de Charles Coquelin est écrit quelques années après ce vote, et quelques années après cette première vague de controverses sur la nature du droit des inventeurs, un débat parallèle à celui qui existait à la même époque sur la propriété littéraire (Galvez-Behar, 2005).

Les affrontements opposaient les partisans de la «propriété des auteurs», ou de la «propriété des inventeurs», à leurs adversaires défendant le statu quo, le maintien donc du système existant, c'est-à-dire d'un droit exclusif limité, bien circonscrit, afin de donner aux inventeurs une récompense proportionnelle à leur apport, en récusant la thèse de la propriété de l'inventeur. C'était en particulier la position défendue avec constance par Augustin-Charles Renouard dès 1825 dans son Traité des Brevets d'Invention, un ouvrage qui servait alors de référence. C'est aussi la position qu'adopte et défend Charles Coquelin.

Les partisans de la propriété des inventeurs sur leurs inventions, revendiquant haut et fort la perpétuité du droit exclusif, étaient minoritaires et peu nombreux, mais très actifs. Parmi eux, le personnage le plus important dans cette première moitié du siècle est Ambroise-Marcellin Jobard, qui entretient alors une agitation continuelle en faveur de la création de la «propriété intellectuelle», sur le modèle de la propriété foncière; cette propriété intellectuelle, qu'il nomme «monautopole», englobant non seulement les inventions industrielles, artistiques et littéraires, mais aussi les recettes, les secrets, les méthodes, les raisons sociales, les enseignes, les marques, les estampilles, les poinçons,... et jusqu'aux clientèles (voir Jobard, 1843 et 1844). Il s'agissait pour lui de lutter ainsi contre l'anarchie économique, contre «cette liberté illimitée de l'industrie et du commerce qu'est la libre concurrence », une liberté « qui n'est qu'une guerre perpétuelle qui conduit à la ruine de l'industrie et du commerce». Il s'agissait, en créant de la propriété intellectuelle, «d'organiser l'industrie, de discipliner la concurrence, de lutter contre la concurrence étrangère», de moraliser même l'activité commerciale (Jobard, 1844). En 1852, quand Charles Coquelin écrit son article, l'influence de Jobard est d'ailleurs au plus haut; mais il meurt en 1861; et dans la deuxième moitié du siècle, ce sont deux économistes, pourtant partisans du «laisser-faire» et du libre-échange, Gustave de Molinari (1855) et, un peu plus tard, Charles Hardy de Beaulieu (1868) qui prennent le relai, en arguant de l'existence d'un droit naturel des inventeurs à la propriété de leurs propres productions.

Il y avait aussi à l'époque des partisans de l'abolition du système des brevets d'invention. On trouve ainsi au début du siècle quelques voix isolées, comme Antoine-Benoît Vigarosy (1829) ou la Société des Sciences, de l'Agriculture et des Arts de Lille, lors de l'enquête générale sur les brevets d'invention de mars 1829 (voir Recueil..., 1830), sans grand écho cependant dans l'opinion. Mais, quand Charles Coquelin entreprend de rédiger son article, la situation commence à changer en Angleterre, comme il le note lui-même : «En Angleterre, où le régime des brevets a pris naissance, il se manifeste depuis quelque temps un mouvement très marqué en sens contraire. La terre classique des brevets d'invention en paraît lasse; elle semble vouloir secouer le joug qu'elle s'était imposé» (221). C'est une référence directe à la commission d'enquête de la Chambre des Lords sur la loi des patents, présidée par Lord Granville en 1851[5]. Les auditions révélèrent en effet tout un ensemble de témoins, dont des industriels et inventeurs de premier plan, qui se prononcèrent clairement pour la suppression pure et simple du système des patents, déclenchant une agitation en faveur de l'abolition de la loi des patents qui devait durer une bonne trentaine d'années. Leur argumentation mettra cependant plus de dix ans pour franchir la Manche, avec la proposition de Michel Chevalier, dans le Rapport sur l'exposition universelle de Londres de 1862, de supprimer les brevets d'invention (Chevalier, 1862), ce qui devait relancer en France la controverse sur la légitimité et les fondements du droit des inventeurs, parallèlement à une questionnement sur les conséquences sur l'économie et l'activité inventive du système des brevets.

Il y a donc une différence sensible dans les débats de la première et la deuxième moitié du XIXème siècle. Avant la commission Granville de 1851 et la proposition de Michel Chevalier de 1862, on discute essentiellement de la propriété et de la perpétuité, les opposants prônant un droit limité. Après, on discute plutôt de la «réforme de la loi», c'est-à-dire de l'abolition des brevets d'invention, avec en réaction, la réaffirmation de la thèse de la propriété des inventeurs. L'article de Coquelin se situe juste entre ces deux périodes et ces deux controverses.

Il faut noter par ailleurs que dans tous les discours et arguments échangés sur les brevets et les droits d'auteur à l'époque en France, il y a cependant une unité profonde, car tous les protagnonistes se situent dans le cadre du droit naturel. Qu'ils s'agissent des partisans de la propriété des inventeurs sur leurs inventions, ou de leurs adversaires, favorables à un droit limité ou à l'abolition, tous évoquent le «juste» avant «l'utile», et ceci, pendant pratiquement tout le XIXème siècle, une situation qui différencie la France (et même l'Europe, francophone du moins) de l'Angleterre, où à la même époque, les raisonnements utilitaristes en matière de patents dominent au contraire les débats[6]. C'est particulièrement vrai pour les économistes, pour qui le droit naturel constitue à l'époque le seul discours jugé crédible et légitime, et le fondement de toute l'économie politique, telle qu'ils la conçoivent[7].

C'est pourquoi Charles Coquelin, dès le début de son article, récuse toutes considérations d'utilité et d'intérêt général pour juger du système des brevets. Il évoque en effet, en les désapprouvant, ceux qui, hostiles à la propriété des inventeurs, «ne le font pas toujours par des raisons très justes. Ce qu'ils allèguent surtout, c'est l'intérêt de la société, qui ne permet pas que certains procédés industriels demeurent éternellement à l'état de monopole dans les mêmes mains. Si le privilège des inventeurs était imprescriptible, disent-ils, la société profiterait peu de leurs inventions, qui seraient toujours exploitées au point de vue étroit de l'intérêt de quelques hommes. (…) C'est donc l'intérêt bien ou mal compris de la société que l'on oppose ici au droit absolu des inventeurs. On ne conteste pas ce droit en lui-même; on prétend seulement qu'il doit céder devant une considération plus haute» (213). Mais cet argument n'est pas acceptable aux yeux de Coquelin, car si le monopole, même contraire à «l'intérêt de la société» et donc nuisible à tous, est une propriété, il s'agit alors d'un droit de l'homme, un droit pré-politique, qu'aucun gouvernement ne peut remettre en cause. «Quelles violations du droit ne parviendront pas à faire passer en se fondant sur de pareils motifs ? Fût-elle plus décisive, d'ailleurs, cette considération n'autoriserait pas un gouvernement à déposséder purement et simplement les inventeurs, mais seulement à racheter leurs procédés, après un certain temps d'épreuve, moyennant une juste et préalable indemnité, comme on le fait pour les propriétés immobilières dans les cas d'expropriation pour cause d'utilité publique» (213). Il va donc entreprendre de démontrer que «l'opinion favorable à l'éternité du droit des inventeurs n'est pas fondée en raison» (213).

Le rejet de «la propriété des inventeurs sur leurs inventions»

Après une introduction sur l'histoire du système des patents, des privilèges et des brevets d'invention, Charles Coquelin présente un panorama des différentes approches et théories existantes sur les «fondements et l'étendue du droit particulier, exceptionnel, que l'inventeur a d'exploiter seul sa découverte». L'auteur va examiner ensuite la thèse de la propriété de l'inventeur, en récusant celle-ci. Il se situe en effet du côté de ceux qui, dans les approches de droit naturel, font de la possibilité d'une possession physique des choses une condition indispensable, avec le travail ou la découverte, pour fonder le droit naturel de l'homme à la propriété, à l'inverse de ceux qui ne retiennent que le travail en récusant toute distinction entre produits physiques et produits intellectuels. Il se positionne donc entre deux opinions extrêmes, celle des partisans de la perpétuité du droit, et celle des partisans de l'abolition du système des brevets d'inventions, une opinion ouvertement défendue depuis peu de l'autre côté de la Manche. Il rejette d'emblée ces deux opinions, tout en avouant que s'il fallait simplement choisir entre la perpétuité et l'abolition, il n'hésiterait pas un seul instant et opterait immédiatement pour l'abolition.

Charles Coquelin s'inspire très largement des analyses d'Augustin-Charles Renouard, dont il cite d'ailleurs abondamment le Traité des Brevets d'Invention dans la réédition de 1844. Il reconnaît donc à l'inventeur un droit limité à récompense pour service rendu à la société, à condition que l'invention soit réellement divulguée par celui-ci, et que l'exploitation en soit effective. Il va cependant plus loin que Renouard en empruntant un certain nombre d'arguments aux abolitionnistes anglais, et en formulant dans son article une critique détaillée de Jobard, un auteur dont il a bien saisi l'originalité et même la singularité parmi les défenseurs habituels de la propriété des inventeurs. Il distingue en effet parmi ceux-ci deux approches différentes : la thèse du droit naturel lié au travail, et l'approche spécifique à Jobard, c'est-à-dire le droit du premier occupant.

a) Le travail comme fondement de la propriété de l'inventeur

Coquelin commence par examiner cette position défendue par des économistes qu'il connaît bien pour avoir milité avec eux pour la réforme douanière et la liberté commerciale, comme Joseph Garnier et Gustave de Molinari. Pour ceux-ci en effet, comme pour de Boufflers, il existe un droit naturel de l'homme à être propriétaire des conceptions de son intelligence, et donc de ses inventions. «La société doit donc lui en garantir la possession, sans y mettre aucune restriction, aucune réserve, et limiter la durée de cette possession, comme on le fait aujourd'hui, c'est commettre une véritable spoliation» (213), résume Coquelin. Cette opinion conduit directement à conclure que la loi existante est imparfaite, et que le privilège d'exploitation de l'inventeur doit être éternel. Elle n'a pourtant prévalu nulle part dans les lois, remarque Coquelin, avant d'examiner la question en elle-même, pour en «dégager, s'il ce peut, les vrais principes» (213).

L'argument principal des partisans de la pérennité du droit est de dire que l'invention est le fruit du travail, et demande même souvent un travail ardu, et que tout homme possède un droit imprescriptible sur tout ce qui est fruit de son travail. Mais, affirme Coquelin, «tels ne sont pas les vrais principes», car ce n'est pas le travail qui fonde l'invention. «Il n'est pas vrai que l'inventeur soit, dans le sens ordinaire du mot, propriétaire du procédé industriel qu'il découvre; il n'en est que le premier explorateur. Le droit qu'il acquière n'est pas un droit de propriété, c'est un droit de priorité, rien de plus; et ce droit a sa limite naturelle dans le droit correspondant qu'ont tous les autres industriels, ses concurrents, de marcher à leur tour dans la voie où il s'est engagé le premier» (214). On est donc face à des découvertes, et non face à quelque chose qui ne serait que le fruit du travail.

Mais avant de développer cet argument, l'auteur remarque que l'invention échappe dans son essence, comme exercice de la pensée, à toute appropriation véritable. Et il cite ici Renouard (1844) : «Elle [la pensée] passe dans les esprits qui la reçoivent, sans cesser d'appartenir à l'esprit dont elle émane, comme le feu qui se communique et s'étend sans s'affaiblir à son foyer ». Pour que l'auteur d'une pensée en recueille les avantages, il doit la livrer sous forme matérielle, et une fois livrée, elle lui échappe. D'ailleurs, «l'appropriation d'une pensée, qu'elle se traduise sous la forme d'une invention ou d'une vérité scientifique quelconque, ne serait pas seulement malséante, elle est radicalement impossible» (214); et lorsque l'on plaide le droit absolu des inventeurs, ce qu'on réclame en fait pour eux, c'est le droit d'exploiter cette pensée ou de la féconder à leur profit, en la frappant de stérilité chez les autres. Cependant, pour Coquelin, le plus important, «la considération vraiment dominante», est le fait que l'inventeur n'est presque toujours qu'un explorateur parmi d'autres. Le droit acquis ici n'est qu'un droit de priorité et rien de plus. «En général, il [l'inventeur] ne fait que rencontrer le premier une vérité qui était sur le point d'éclore, parce que le germe en était déjà dans bien des têtes, et que les besoins de la société, aussi bien que la série des travaux antérieurs, en avaient préparé l'éclosion» (214). Il est donc souvent vain de chercher un premier inventeur, de chercher l'homme qui seul aurait eu l'idée de l'invention, car les inventions sont souvent simultanées et appelées ordinairement par «les circonstances, la situation et l'époque», lesquelles les rendent possibles et nécessaires. «Il en résulte que les inventions appartiennent à la société pour le moins autant qu'aux inventeurs, et que nul ne peut y prétendre un droit absolu et éternel» (215)[8].

Suivant fidèlement Renouard, l'auteur suppose alors une convention entre le gouvernement et les inventeurs : ceux-ci accepteront de dévoiler leur invention, qu'ils pourraient temporairement garder secrète, obtenant en retour un privilège temporaire d'exploitation[9].

b) L'approche de Jobard, le droit du premier occupant

Charles Coquelin analyse ensuite la deuxième approche des défenseurs de la propriété des inventeurs sur leurs inventions, celle défendue par Ambroise-Marcellin Jobard, à qui il consacre un assez long développement. «Cet auteur a eu la prétention de créer un monde industriel nouveau, en faisant disparaître ce qu'il appelle les abus de la concurrence et du laissez faire» (216). Charles Coquelin, qui ne voit là aucun abus, et qui est lui-même un partisan convaincu de la libre concurrence et du libre échange, ne s'attarde cependant pas à réfuter la «prétention» de Jobard, préférant traiter directement de sa justification de la pérennité des brevets d'invention, une justification qui, observe-t-il, articule un double point de vue, celui du droit et celui de l'utilité.

Sur la question du droit, Jobard, à la différence des autres défenseurs de la propriété des inventions, n'invoque pas le travail de l'inventeur. Il n'invoque que le droit du premier occupant («Primo occupanti terra pertinet»). Il semble donc admettre que l'invention n'est qu'une découverte, qui peut résulter du hasard, ou qu'un autre aurait pu trouver aussi bien. Et souligne Coquelin : «A cet égard, il a raison : il se tient beaucoup plus dans le vrai que ne l'ont fait après lui les sectateurs de son système» (217).

Le droit du premier occupant, concède Coquelin, est sans doute une institution fort respectable. Mais ce droit ne peut être aussi rigoureux et absolu que le droit que l'homme acquiert sur les fruits de son propre travail. C'est un droit relatif subordonné à certaines conditions : la possibilité que la chose soit susceptible d'une occupation réelle et positive, le fait que l'occupation soit réelle (ce droit s'éteint faute d'exercice), le fait enfin que la chose découverte soit nécessairement occupée de manière individuelle et n'appartienne donc pas par sa nature «au domaine commun du genre humain» (217). Coquelin applique ensuite son objection aux exemples favoris de Jobard : le navigateur qui découvre une terre inconnue ou un passage maritime, l'homme qui, par hasard ou par prospection systématique, trouve un filon ou un gisement minier, l'astronome qui découvre une nouvelle planète, le savant qui met à jour une vérité scientifique, tous font des découvertes. «[Mais] toutes les découvertes ne confèrent pas des droits égaux. Cela dépend essentiellement de la nature des objets que l'on découvre» (218). Certaines choses sont naturellement destinées à la possession exclusive; d'autres à l'inverse échappent clairement à toute possibilité d'appropriation particulière. Certes, certains cas ne sont pas aussi nettement tranchés, comme «en général, les inventions faites dans le domaine de l'industrie et des arts» (218-219).

L'auteur soulève ici une des difficultés de la définition de l'invention en droit : Est-ce l'idée, est-ce le principe qu'il faut protéger ? Est-ce l'application de l'idée, ou même une application particulière parmi un grand nombre d'applications possibles ? Les inventions en mécanique, note-t-il, sont celles qui se prêtent le mieux à une appropriation particulière. «On peut les déterminer, les circonscrire, les fixer nettement sur le papier à l'aide de descriptions et de dessins, leur donner même une forme sensible dans un modèle sorti des mains de l'inventeur...» (219). Elles divergent cependant toujours des objets qui par leur nature sont clairement appropriables, et par certains côtés ressemblent à ceux qui tombent nécessairement dans le domaine commun. Car le procédé nouveau qu'un homme découvre et exploite, rien n'empêche qu'un autre le découvre et l'exploite à son tour. «Vingt, trente, cent individus peuvent en faire usage à la fois dans autant de lieux différents, sans que l'exploitation de l'un altère en rien l'exploitation de l'autre, sans que le procédé, en se multipliant, perde nulle part son efficacité et sa vertu. C'est là le propre des choses destinées à demeurer communes, et c'est en quoi elles diffèrent essentiellement de celles qui doivent être appropriées» (219). Il n'est donc pas réellement possible (et nécessaire), comme pour les objets ordinaires et la terre, de «choisir, comme l'écrit Coquelin, entre les prétendants», et d'attribuer la jouissance exclusive au premier occupant, et à lui seul.

Jobard avance aussi des considérations d'utilité, en cherchant à montrer que la jouissance indéfinie du brevet, loin de nuire au public consommateur par la constitution d'un nombre infini de monopoles partiels, lui serait au contraire éminemment favorable. Charles Coquelin s'inscrit en faux : «Tous ces propriétaires monopoleurs seraient autant de sangsues qui dévoreraient à petit bruit la substance de la nation» (219)[10]. En défense, Jobard avait avancé : «Mais toute propriété n'est-elle pas un monopole ? Est-ce que le propriétaire d'un fonds de terre ne jouit pas d'un monopole, aussi bien que le propriétaire, d'une maison, d'une usine, etc. ?». En reconnaissant la propriété des inventeurs, on pourrait de plus multiplier le nombre des propriétaires. Sans doute, concède Coquelin, mais le monopole de la propriété – des terres, des maisons, des usines - ne découle pas de la loi, il découle de la nature des choses, c'est la nature qui le crée. En attribuant à tel ou tel la possession exclusive d'une pièce de terre, la loi ne fait que respecter la nature des choses. «En réservant à un seul homme l'exploitation d'une invention industrielle, elle viole la nature des choses, qui avait voulu que cette invention pût être exploitée par plusieurs; elle crée un monopole où il n'en existait pas» (219).

Arrivé à ce point dans son raisonnement, avec les arguments qu'il a déployé, Charles Coquelin pourrait aussi bien opter pour l'abolition pure et simple du système des brevets que pour le statu quo, ce qu'il fait finalement, en notant : «De tout cela, il résulte que lorsque la loi a créé au profit des inventeurs des privilèges temporaires, elle s'est écartée en leur faveur du droit commun : elle a fait une chose exhorbitante en soi, et qui ne peut se justifier que par des considérations d'une équité plus large. C'est une récompense légitime qu'elle accorde aux inventeurs; ce n'est pas un droit absolu qu'elle reconnaît en eux» (220).

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir dans le même Dictionnaire de l'Economie Politique (tome 2, 1853) l'article «Liberté des échanges (Association pour)».

[2]  Voir par exemple Molinari, «De la propriété des inventions», 1855.

[3]  Rapporteur d'une loi sur la propriété littéraire en mars 1841, Lamartine avait proposé d'allonger la durée du droit exclusif à 50 ans après la mort, «en attendant de pouvoir dire», selon sa propre expression, «toujours».

[4]  Les résultats de cette enquête ont été publiés dans Recueil..., 1830.

[5]  Voir leurs témoignages à la commission Granville en 1851.

[6]  Cf. Machlup et Penrose, «The patent controversy in the nineteenth century», 1950; et MacLeod, «Concepts of invention and the patent controversy in Victorian Britain», 1996.

[7]  Pour pratiquement tous les économistes et juristes de l'époque, les règles de la raison et la nature des choses définissent les règles de la société, et ceci avant même que l'Etat existe. «L'homme naît propriétaire», selon la formule de Frédéric Bastiat. Le droit de propriété est donc différent du privilège, car inscrit dans la nature des choses, alors que le privilège ne relève que des assemblées et des gouvernements. Cette théorie de la propriété est partagée quasi-unanimement par les économistes français de l'époque, à l'exception notable de Jules Dupuit, qui est bien le seul à développer une analyse utilitariste et institutionnaliste de la propriété. Voir son texte «Du principe de propriété : le juste, l'utile» (1861); voir aussi la discussion à la Société d'Economie Politique en janvier 1855.

[8]  Coquelin reprend ici l'argumentation défendue par les abolitionnistes anglais devant la commission Granville de 1851, une thèse déterministe et anti-individualiste sur l'activité inventive et la genèse des innovations, où le milieu et l'époque comptent plus que le «génie» ou le travail de ceux que la loi des brevets nomment «inventeurs». Voir sur ce point MacLeod, 1996.

[9]  C'est aussi l'opinion de Louis Wolowski, seul français appelé à témoigner à la Commission Granville de 1851 : «The principle involved in this matter [les brevets d’invention dans la loi française de 1844] is not, as some think, in the nature of an acquired right of property, but is in the nature of a contract between the inventor and the public. It is an advantage to the public that they should be put in possession of a full description, not only of the invention but of the means required to carry out that invention, and by a patent, the validity of which consists in there being a correct and full specification of the invention, that right is obtained».

[10]  En 1854, le rapporteur d'un projet de loi sur les brevets d'invention pour le Royaume de Sardaigne, M. Michelini, parlait de la même façon du monautopole : Ce serait «la confiscation de ce qui était déjà le patrimoine commun de tous. Ce serait chose intolérable que de voir l'industrie toute entière découpée en un nombre infini de petits monopoleurs dont chacun exercerait à perpétuité sa petite invention : un tel système ne servirait assurément pas le progrès» (cité par Renouard, «Lois nouvelles sur les inventions...», Journal des Economistes, octobre-décembre 1854, p. 34-43).

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Références :

Stanislas de Boufflers : Rapport à l'Assemblée Nationale de Mr de Boufflers sur la propriété des auteurs de découvertes et d'inventions en tout genre d'industrie - 30 décembre 1790

Michel Chevalier, «Législation des brevets d'invention à réformer», in Introduction aux Rapports des membres de la section française du jury international sur l'ensemble de l'exposition Universelle de Londres, 1862.

Jules Dupuit, «Du principe de propriété : le juste, l'utile», Journal des Economistes, 1861, vol. 29 (321-347) et vol. 30 (28-55).

Gabriel Galvez-Béhar, «Si loin, si proches, inventeurs et auteurs au regard de la propriété intellectuelle dans la France du XIXème siècle», Les mythes de la science : inventeurs et inventions, Colloque organisé par la MSH Nord-Pas-de-Calais, 2005.

Granville (commission), Report and minutes of evidence taken before the select committee of the House of Lords appointed to consider of the bill intituled «An act for the further amendment of the law touching letters of patents for inventions», 1851.

Charles Le Hardy de Beaulieu, «La propriété des inventions est une propriété comme une autre, réponse à M. Bénard», Journal des Economistes, tome XII (3) octobre-décembre 1868, 251-259.

Adrien-Henri Huard (avocat), Répertoire de législation et de jurisprudence en matière de brevets d'invention, Paris, Cosse et Marchal, 1863.

Ambroise-Marcellin Jobard, Création de la propriété intellectuelle, Bruxelles, 1843.

Ambroise-Marcellin Jobard, Nouvelle économie sociale ou monauto-pole industriel, artistique, commercial et littéraire, Paris, 1844.

Fritz Machlup et Edith Penrose, «The patent controversy in the nineteenth century», Journal of Economic History, X, 1-29, 1950.

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( octobre 2010 )