Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Joseph Garnier, «Sur la propriété intellectuelle, propriété littéraire et artistique et propriété des inventions...», extrait de son Traité d'Economie Politique, septième édition, Paris, 1873.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

 

Ce passage, extrait du Traité d'Economie Politique de Joseph Garnier (1873), est surtout intéressant par les références bibliographiques qu'il donne sur les controverses. Garnier sépare le débat sur «la propriété littéraire et artistique» et le débat sur «la propriété des inventions», avec un passage ensuite sur les marques de fabrique et de commerce, une «manière très ancienne d'approprier la clientèle, et une espèce de propriété qu'il est juste de garantir». Il rejette cependant la marque obligatoire proposée par Jobard comme procédant «de l'esprit de réglementation» et créant «un exercice d'inspection et de surveillance des plus vexatoires»...

Sur le fond, Joseph Garnier partage la position de Frédéric Bastiat et de Gustave de Molinari, en défendant le principe d'une «propriété absolue et perpétuelle (non limitée) pour les productions littéraires et artistiques», qui est pour lui «conforme à la justice et à l'utilité sociale». Mais la défense de la propriété intellectuelle au nom du droit naturel de l'auteur, avec une revendication de perpétuité, a connu son heure de gloire sous la monarchie de Juillet. En 1873, cette opinion est loin d'être majoritaire; elle est même, en quelque sorte, passée de mode. En France et en Angleterre, «plusieurs jurisconsultes, publicistes, économistes, etc., ne reconnaissent aux auteurs qu'un droit limité à une rémunération», en pratique au moyen d'un droit exclusif d'exploitation temporaire, fixé à partir de la date de publication; et c'est ce principe qui inspire les législations, reconnait Garnier. Il passe alors assez vite au problème des brevets d'invention, où il croit voir se dessiner un mouvement général en faveur de la perpétuité du droit.

Dans le principe, dit-il, c'est de la propriété intellectuelle, mais l'application en est plus difficile qu'en matière de propriété littéraire, car «la chose appropriable n'est pas aussi facile à déterminer, et souvent même le bornage de la propriété devient impossible». Garnier expose les thèses des partisans de la propriété intellectuelle des inventeurs, en particulier de «feu Jobard[1], qui, avec beaucoup de verve et d'esprit, mais quelque fois avec des arguments erronés, a demandé la perpétuité ou pérennité des brevets d'invention», une thèse reprise «avec un talent supérieur» (sic) par Molinari (1855) et Alloury (1854).

Joseph Garnier rappelle alors les échanges croisés sur la propriété des inventions entre Alloury, Passy et Molinari[2], en citant abondamment Molinari. Il évoque la reprise du même débat par Hardy de Beaulieu et Bénard en 1867[3], et la prise de position de Michel Chevalier et d'Arthur Legrand pour l'abolition du système des brevets et leur refus de reconnaître le droit des inventeurs, sans exposer ni analyser cependant cette position de manière détaillée.

Il préfère répondre à trois objections avancées contre la pérennité : (1) l'objection du «monopole abusif», un danger limité selon lui par le besoin de vendre, par le fait que les procédés industriels (chimiques, mécaniques, etc.) se succèdent l'un après l'autre, se concurrencent donc, par l'existence enfin dans les cas extrêmes d'un principe d'expropriation pour cause d'utilité publique; (2) l'objection «plus fondée» des inventions simultanées; car «les idées éclosent souvent dans plusieurs esprits à la fois»; (3) l'objection «également fondée» qu'on tire de la nature des inventions, «découlant d'une même vérité scientifiques ou d'un autre procédé qui est dans le fonds commun et public des connaissances acquises».

On peut noter alors un certain embarras de l'auteur. Il incline à défendre la perpétuité du brevet au nom de la propriété de l'inventeur, en tirant son inspiration de Jobard et Molinari, mais avoue par ailleurs que ce droit de propriété de l'inventeur est difficile à constater et suscite même parfois la perplexité des législateurs et des juges, reprenant ainsi une partie des arguments et critiques des partisans de l'abolition des brevets. Il conclut finalement assez platement sur la législation existante, défendant le principe d'une rémunération pour service rendu, au moyen «d'un privilège temporaire et suffisant accordé à l'inventeur», qui permet dans son opinion de stimuler l'esprit d'invention. Il se retrouve alors du côté des partisans d'un droit exclusif limité, critiques de la propriété intellectuelle, comme Augustin-Charles Renouard ou Louis Wolowski[4].

Pierre-André Mangolte

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[1]  Il est en effet mort à Bruxelles en 1861.

[2]  Voir dans les archives l'article d'Alloury (Journal des Débats, 19 et 28 août 1854), la réponse de Passy (Journal des Economistes, octobre-décembre 1855), et la réponse de Molinari à Passy (Journal des Economistes, juillet-septembre 1855).

[3]  Articles parus dans le Journal des Economistes (octobre-décembre 1867, juillet-septembre 1867, octobre-décembre 1868)

[4]  Joseph Garnier et Louis Wolowski enseignaient tous deux l'économie politique, le premier à L'Ecole des Ponts et Chaussées à partir de 1846, le second au Conservatoire National des Arts et Métiers à partir de 1864 (après y avoir longtemps enseigné la législation industrielle). Leurs opinions sur la question des brevets étaient cependant complètement opposées.