Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Arthur Legrand, «Brevets d'invention», in Rapports des membres de la section française du jury international sur l'Exposition universelle de Londres, 1862.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Ce texte forme un tout avec le texte de Michel Chevalier «Législation des brevets d'invention, à réformer». Ces deux textes sont en effet tous deux publiés dans le même document officiel, les Rapports des membres de la section française du jury international de l'Exposition Universelle de Londres de 1862. Rappelons que Michel Chevalier était alors le président de cette section française et qu'Arthur Legrand avait été choisi pour être, pendant cette exposition, son directeur de cabinet.

L'auteur prend position pour l'abolition du système des brevets d'invention, «qui constitue véritablement une entrave pour l'industrie», et pour le passage à un régime de «libre exploitation des nouvelles découvertes». C'est au nom du développement des activités industrielles (et au nom de l'innovation) que le système est condamné, avec un mode d'argumentation qui tranche un peu sur les habitudes françaises de l'époque; car la discussion de la question des brevets d'invention était généralement conduite en France en référence au droit naturel et au «droit de propriété» de l'inventeur, qu'on l'accepte ou qu'on le refuse, et non dans les termes plus prosaïques de l'analyse du fonctionnement et des conséquences de l'institution sur le développement économique, les industriels, les inventeurs et les positions de chaque pays dans le commerce international[1]. On peut d'ailleurs voir ce texte comme une sorte de compte-rendu, mis en forme et enrichi par Arthur Legrand, des échanges et discussions sur le problème des brevets d'invention, pendant l'Exposition de Londres, entre Michel Chevalier, Arthur Legrand et les partisans de l'abolition du système des patents très actifs à cette époque en Angleterre. L'auteur s'y réfère explicitement, citant Lord Granville, en charge de l'exposition pour le gouvernement anglais, pour qui «la loi des patents n'est ni avantageuse pour les inventeurs, ni utile pour le public», et pour qui «les seules personnes qui en retirent quelque avantage sont les hommes de loi». Il cite aussi les inventeurs et ingénieurs civils William Cubitt et Isambart Kingdom Brunel, tous deux abolitionnistes convaincus[2].

Dans son exposé Arthur Legrand part d'un constat, l'existence matérielle dans le palais de l'Exposition de toutes ses machines et outils semblables, et parfois absolument identiques, qui ont été envoyées par les exposants des différentes nations. Ce «voyage industriel dans toutes les parties du monde» souligne le caractère absurde et «bizarre» (p. 602) d'une loi qui accorde un droit d'exploitation exclusive à celui qui a «cru avoir le premier trouvé une idée» utilisable dans l'industrie. Il ne fait d'ailleurs qu'emprunter aux autres et «au fonds commun de la richesse scientifique et commerciale... et ne fait qu'ajouter sa part de progrès au progrès de ses prédécesseurs» (p. 600).

L'idéal est donc la mise en commun et le partage de toutes ces nouvelles découvertes, et une mise directe dans le domaine public, avec la création d'un régime de libre exploitation de celles-ci par des industriels en concurrence.

Legrand reprend l'idée d'un mouvement général et collectif d'invention et de transformation des idées, des outils, des machines, où «les découvertes se fécondent et s'engendrent mutuellement... [et] sont filles les unes des autres [plutôt] qu'enfantées par le cerveau d'un homme». Elles sont comme une expression spontanée qui surgit «quand l'utilité s'en fait sentir» et «par l'effet naturel d'un besoin… comme par le progrès acquis de la science et de l'industrie» (p. 600). L'existence des inventions simultanées vident de sens le principe d'un droit individuel, d'une propriété, même temporaire, de l'inventeur. Pour toutes ces machines semblables, provenant de différents pays ou du même pays comme la France, il serait bien difficile de décider qui doit en être le détenteur exclusif, en interdisant aux autres d'utiliser cette découverte, même s'ils ont pu la fait spontanément, au même moment ou plus tard. C'est pourtant ce que fait la loi des brevets.

Au reste, écrit Legrand, en admettant que ce principe des brevets soit juste, il faudrait «pour être conséquent» accorder un privilège identique aux savants qui produisent les idées et les principes théoriques utilisés par les applications brevetées, ou aux médecins qui chaque jour font en physiologie des découvertes. Il n'y a là aucune différence dans le droit à la propriété de l'œuvre, et le mérite est d'ailleurs bien plus grand du côté du savant[3]. On ne peut donc que refuser des droits de propriété portant du reste «sur une chose incorporelle, insaisissable, et non susceptible d'une occupation exclusive», avec alors la difficulté d'avoir à réglementer un semblable privilège ; et «tous les efforts tentés jusqu'à ce jour n'ont jamais abouti qu'à une suite de lois toutes imparfaites».

Legrand met alors en avant le coût et les aléas des inévitables contestations et procédures judiciaires, avec des décisions trop souvent contradictoires ou opposées; le tout au détriment des inventeurs, des industriels utilisateurs de l'invention, mais aussi de l'économie dans son ensemble.

«En général, tant qu'un produit est breveté, il est, sauf certaines exceptions, ignoré du public. C'est le fait d'être fabriqué par un grand nombre d'industriels qui le vulgarise et le répand. Le breveté se porte souvent à lui-même un préjudice direct en voulant vendre à un prix élevé. Par cette cherté…, l'acheteur est éloigné et le débit réduit à peu...» (p. 607). Ainsi souvent l'inventeur ne s'enrichit pas, et c'est ceux qui viennent après lui et qui produisent l'invention une fois celle-ci tombée dans le domaine public, qui le font. Le brevet ne protège pas l'inventeur d'une «usurpation» éventuelle au moyen de brevets de perfectionnement, mais donne par des achats successifs la possibilité de préempter un domaine, de «constituer un monopole abusif, et d'interdire non pas l'exploitation de telle ou telle nouvelle invention, mais l'exploitation de toute une industrie».

Cette institution est un obstacle au développement du commerce intérieur et aussi une entrave au commerce extérieur (p. 614). Cela représente une forme de protectionnisme, ce qui exige alors une harmonisation, et le plus simple ici est d'aller vers l'abolition pure et simple. En résumé, conclut Legrand, «les brevets d'invention semblent destinés à disparaître par le fait du législateur dans un pays comme le notre, où l'on attend pas que les instituions deviennent complètement nuisibles pour les abroger», et disparaître d'eux-mêmes dans les autres pays (p. 617).

On peut rapprocher ce texte d'un autre article de l'auteur, paru cette même année 1862 dans la Revue Contemporaine, avec la même proposition d'abolition du système des brevets d'invention, présentée de manière un peu différente.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir par exemple l'argumentation de Vigarosy en 1829, les écrits de Renouard (1844 et 1860) ou la polémique entre Passy et Molinari sur la «propriété des inventeurs» (1855), où ces deux auteurs s'affrontent au nom de deux conxceptions différentes du droit et de la justice, en s'intéressant bien peu au fonctionnement réel de l'institution.

[2]  Voir le discours de Lord Granville à La Chambre des Lords (cité par Legrand) et les témoignages de William Cubitt et Isambart Kingdon Brunel à la Commission Granville de 1851. La réforme du système des patents (c'est-à-dire son abolition ou son remplacement par un système de récompenses directes) était d'ailleurs très sérieusement et régulièrement évoqué depuis cette époque en Angleterre, en particulier dans plusieurs commissions parlementaires (Chambre des Lords et Chambre des Communes).

[3]  «Tout l'avantage est du côté du savant, car c'est de son côté qu'est le plus grosse part de l'invention» (p. 603); mais ceux-ci, généralement mal récompensé pour les services qu'ils rendent à la société, ne recourent pas aux brevets d'invention, mais s'empressent plutôt de mettre leurs découvertes à la disposition de tous; et Legrand cite l'exemple de Pasteur, découvrant le mode de formation du vinaigre, et contraint alors de déposer brevet, non dans le but de se constituer un monopole, mais à l'inverse pour mettre cette découverte dans le domaine public et empêcher «que personne ne pût s'emparer de ce procédé et en profiter exclusivement au détriment des fabricants et des consommateurs». «C'est la première fois, note Legrand, où l'on prend un brevet afin d'assurer au domaine public la jouissance d'une découverte» (p. 610). Aujourd'hui cette pratique du renoncement ou de la neutralisation est bien plus répandue, étant devenue presque banale (et quasi-obligatoire) pour certaines activités industrielles (pools, etc.).