Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Charles Hen, La réimpression, étude sur cette question considérée principalement au point de vue des intérêts belges et français, Bruxelles, 1851.

Origine : Gallica

L'ouvrage de Charles Hen est paru en 1851, peu de temps avant que l'économie de la réimpression de la Belgique soit mise à mort par la convention franco-belge de 1852[1]. C'est une défense en règle de cette économie, que l'auteur, libraire à Bruxelles, juge bien supérieure au système du « monopole d'exploitation [des auteurs et des éditeurs] exercé au détriment de la nation toute entière ». C'est aussi une étude détaillée du développement et du rôle jouée alos par cette réimpression en Europe, et plus généralement dans le monde. Charles Hen retrace l'histoire de la « contrefaçon » en Hollande puis en Belgique, avec la naissance, après 1815 et la disparition du système des brevets de l'époque napoléonienne, d'une économie de la « réimpression » ou « reproduction » des œuvres françaises. Il décrit l'organisation de cette économie, avec la création de grandes sociétés de capitaux dans les années 1830, et l'essor des productions et des exportations dans l'ensemble de l'Europe, et bien au delà. C'est, de ce point de vue, un document historique précieux, donnant beaucoup d'informations sur ce qu'on appelle traditionnellement la contrefaçon belge, comparable à d'autres écrits de la même époque, produits en particulier par les adversaires français de cette contrefaçon[2]. Nous laisserons cependant très largement de côté cet aspect du texte, pour analyser simplement ce qui en fait la spécificité et l'intérêt, son argumentation hostile à la reconnaissance du droit d'auteur (ou de la propriété littéraire) au niveau international.

L'auteur commence par récuser le concept de « propriété littéraire », en s'appuyant ici sur les interventions à la Chambre des Députés à Paris en mars 1841, des adversaires de cette notion lors de la discussion du projet de loi sur la propriété littéraire. Il cite ainsi Berville, Portalis, Renouard, Durand (de Romorantin), Lherbette, etc.[3]. Loin d'être une « propriété littéraire » - une expression purement française, note Charles Hen -, le droit accordé à l'auteur par les lois après la première publication, n'est qu'un « droit de copie » (ou copyright, verlagsrecht, kopyregt), qui « ne peut avoir de vie et de force que dans un seul et même pays » (p. 9) ; ce droit n'est « qu'une simple convention civile », « un privilège tout local » (p. 10 et 11). Il peut être considéré comme « un simple salaire, une équitable rémunération accordée aux auteurs par la notion elle-même sur laquelle rejaillit l'honneur de leurs travaux et de leurs découvertes » (p. 11). Ce privilège expire toujours aux frontières, et au-delà, le monopole de l'auteur et de l'éditeur n'existe plus; les livres tombent alors dans le domaine public; chacun est libre de s'en emparer et de les réimprimer, sous la forme qu'il juge le plus convenable[4].

Charles Hen décrit simplement la situation telle qu'elle est ; mais s'appuie en même temps sur une doctrine juridique très répandue à l'époque, qui ne reconnaît la propriété absolue de l'auteur (comme droit naturel) que sur ce que celui-ci a produit par son travail, c'est-à-dire l'œuvre déposée dans le manuscrit avant la première publication, en posant que passée celle-ci toute propriété sur l'œuvre disparaît. Il n'y a plus alors de propriétaire; on rentre dans le domaine public avec, comme exception temporaire et nécessaire pour payer les auteurs, le domaine du droit de copie organisé par la loi civile[5], un domaine qui reste local, car dans tous les pays où existe ce droit de copie, il s'arrête aux frontières. Cette doctrine n'exclut pas cependant la possibilité, reconnait Charles Hen, d'étendre le droit de copie à d'autres pays ou au niveau international, par simple convention[6]. Pour lui cependant, cette extension serait une erreur, car elle restreindrait le champ du domaine public, de la concurrence entre libraires, pour étendre à l'inverse celui du monopole.

Son analyse n'est pas celle d'un juriste, d'un Berville ou d'un Renouard, mais plutôt celle d'un libraire au fait des réalités de l'économie du livre. Dès l'introduction de son ouvrage, il pose le problème « d'un point de vue purement commercial », mettant l'accent sur la profonde dualité de l'économie des livres dans chaque pays, comme au niveau international. Il y a deux sortes d'ouvrages : (1) ceux qui sont tombés dans le domaine public et (2) les « ouvrages dits de propriété », lesquels ne peuvent être reproduits librement, ce qui a donné naissance à « un commerce d'un caractère tout-à-fait spécial qui se distingue de la plupart des autres » (p. 5), car excluant la concurrence. A l'inverse, la production d'ouvrages du domaine public est pleinement concurrentielle. A la différence de l'éditeur d'un ouvrage de propriété, « le reproducteur étranger n'est protégé par aucun privilège personnel » (p. 13), et sa situation est la même que celle des libraires de Paris (comme Didot, Charpentier, Delalain ou Hachette) qui reproduisent les classiques français du XVIIème et XVIIIème siècle, ou font une nouvelle édition des poëtes ou prosateurs de l'antiquité grecque ou latine.

Le problème pour Charles Hen est bien cette dualité et les deux logiques différentes de fonctionnement et de régulation de l'économie du livre qui en découlent[7]. Seule la concurrence peut donner « cette activité incessante », ce « zèle fécond et inventif » qui va conduire l'industrie « à satisfaire, avec la plus grande économie possible, à nos besoins physiques et moraux » (p. 6); alors que le monopole, c'est « l'incurie » et la cherté des produits. Le livre nouveau « est [alors] inaccessible à tous ceux que la fortune n'a pas favorisé de ses dons. Il reste exclusivement à la portée des classes privilégiées; les masses ne le connaissent point; il est en quelque manière pour elles un fruit défendu », ce qui va à l'encontre du besoin d'instruction, « le seul moyen réel d'émancipation sociale ». « Pourquoi, écrit l'auteur, établir des écoles ? pourquoi y appeler jusqu'aux plus humbles afin d'éclairer leur esprit ? N'est-ce donc pas là une amère dérision, si, une fois l'intelligence mise en culture, vous laissez à un privilège la faculté de tarifer à son gré la bêche et la charrue qui doivent l'empêcher de retomber en friche ? » (p. 7)[8].

La question cruciale est bien celle du prix et de l'accès du plus grand nombre aux livres, et derrière ce monopole conjoint de l'auteur et du libraire; c'est cette cherté, associée à « l'incurie » du monopole, qui est la cause première de l'existence et de la popularité de ce qu'on appelle abusivement des contrefaçons, avace l'auteur. C'est ce qui justifie celles-ci et les rend socialement « utiles ». Le texte décrit alors les deux modèles économiques en présence. Les ouvrages « dits de propriété » de la librairie française sont conçus pour les cabinets de lecture ou pour les bibliothèques privées des riches particuliers. Même pour les livres qui ont le plus de succès, « les meilleurs romans de MM. Balzac, Dumas, Jacob, Janin, Nodier, de Vigny, Mérimée, Sand, Saintine, Soulié, Sandeau et Eug. Sue », les tirages parisiens restent faibles (1000 à 2000 exemplaires), et les exportations ne dépassent guère 200 exemplaires au maximum. Les prix sont « exorbitants », une situation que les librairies étrangères pratiquant la réimpression vont pouvoir exploiter avec succès[9].

Les libraires de Bruxelles vont alors substituer au format in-8° le format in-18°, plus élégant, plus léger, plus maniable, avec une réduction des marges et des pages blanches. Un volume compact remplace alors les deux ou trois volumes de l'édition française, chaque volume étant vendu 2 F 50 ou 3 F au lieu de 15 F. Le livre est ainsi rendu accessible à une classe nouvelle de lecteurs, ce qui permet de plus grands tirages. Après, c'est le dynamisme et l'organisation commerciale des réseaux des libraires belges (comptoirs, etc.) qui vont faire la différence et expliquent l'essor des exportations. Cependant, affirme Charles Hen, les intérêts de la France n'ont pas réellement souffert de cette réimpression. Contrairement à ce que certains affirment un peu vite, aucun tort réel n'a été causé à la librairie parisienne. Les libraires de Paris n'ont d'ailleurs jamais espéré d'autres bénéfices que ceux qu'ils pouvaient tirer de leur plus vaste marché, leur marché intérieur, la France elle-même, un marché sur lequel ils exercent un véritable monopole. « Le libraire français, s'il publiait un livre offrant quelque mérite, savait que ce livre ne tarderait pas à être reproduit à Bruxelles, et il rémunérait l'auteur, il réglait son tirage, il établissait tous ses calculs en conséquence » (p. 62).

On a de plus exagéré l'importance des exportations belges et la perte que subirait la libraire française en terme de livres non vendus. Charles Hen reprend ici l'analyse d'Eugène Robin parue à Paris dans la Revue des Deux Mondes[10]. Les exportations belges de réimprimés représentaient alors environ un million de francs. « On dira, note Robin, que ce million prend la place d'une valeur triple, quadruple même en produits de la librairie française. Cela n'est pas tout-à-fait exact; en d'autres termes, elle n'est pas frustrée d'un débouché de trois ou quatre millions. Le franc qui est dans la poche du consommateur, et qui en sort pour être être appliqué à une destination particulière, n'est jamais qu'un franc et se prête peu aux fictions de la théorie commerciale qui le voit en double ou en triple quand elle a doublé ou triplé le prix de l'objet » (Robin, p. 64). Plus profondément, il n'y a pas de réelle substitution entre les produits des libraires parisiens et les produits des libraires de Bruxelles; ce sont deux marchés différents; et en pénétrant les marchés étrangers, la librairie belge n'a pas chassé la librairie française. « Elle s'y est fait une place auprès d'elle; à côté de la classe des anciens consommateurs, elle en a créé une autre par le bas prix de ses livres (...) Plus hardie, plus entreprenante, plus active que la librairie française, la librairie belge s'est, comme nous l'avons déjà dit, aventurée dans des contrées où sa devancière n'avait jamais songé à faire connaître ses produits. (...) La réimpression a ouvert des marchés inconnus jusque-là, où les éditeurs de Paris n'ont pas tardé à la suivre, et grâce à elle, le génie français a pu réaliser, sans risques et sans efforts, des conquêtes qui ont considérablement agrandi, pour la librairie parisienne elle-même, le champ de l'exploitation » (Hen, p. 65-66).

Ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe, mais un fait confirmé par les statistiques de vente de la librairie française et particulièrement les statistiques provenant des douanes. Si, sur le marché intérieur protégé par le monopole, la vente des livres n'a progressé que lentement, il n'en est pas de même à l'extérieur, où le commerce des livres exportés par la France a toujours été en augmentant. Il a ainsi triplé en quinze ans, de 1831 à 1845 (voir le tableau dans le livre de Charles Hen, page 67). On peut remarquer que les historiens contemporains souscrivent en général à cette analyse. La réimpression belge a diffusé et popularisé très largement la littérature romantique, et créé ainsi le marché que la librairie française a pu ensuite exploiter, sans grand investissement. Le raisonnement est aussi intéressant pour son actualité dans les débats actuels sur le « piratage », l'évaluation des dommages que l'internet est censé infliger à la musique ou au livre, et le rapport entre ce piratage, qui fait connaître les œuvres et facilite la conquête des marchés extérieurs, et l'édition commerciale traditionnelle.

Pierre-André Mangolte

----------------------------------------

[1]  Cette convention, imposée par le gouvernement de Napoléon III au gouvernement belge, après signature d'une convention analogue avec l'Angleterre, était l'aboutissement d'une politique mise au point sous la Monarchie de Juillet par la commission Villemain de 1836-1837 contre la « contrefaçon belge ». Il s'agissait d'encercler progressivement l'économie de la réimpression de Bruxelles, en obtenant la fermeture de ses marchés à l'exportation par signatures de traités de commerce intégrant une clause de reconnaissance des droits des auteurs étrangers, sous condition de réciprocité. Voir la notice sur la commission des contrefaçons de 1836-1837.

[2]   Voir en particulier les documents présents sur le site : L'analyse de la Société des Gens de Lettres en 1841 (« Mémoire sur la situation actuelle de la contrefaçon des livres français en Belgique... » ) et Robin, « De la contrefaçon Belge », Revue des Deux Mondes, 1844. Voir aussi notre « Note sur la réimpression » et sa bibliographie.

[3]   Voir la note 1, pages 9 à 11. Berville (Saint-Albin) était alors avocat à la Cour Royale de Paris et député de Pontoise. Sous la Restauration, il avait plaidé, comme avocat, pour la liberté de la presse, défendant les journaux et les libraires devant les trubunaux ; et écrit par ailleurs sur la propriété littéraire (cf. Gazette des Tribunaux, 17 et 18 février 1837); Portalis (Auguste), député de Meaux, était magistrat. Renouard (Augustin-Charles), le jurisconsulte bien connu, était conseiller à la Cour de Cassation et député de la Somme. Après une discussion houleuse de huit jours, en grande partie déclenchée par le discours de Lamartine revendiquant la perpétuité, le projet de loi fut finalement rejeté (cf. Regnault, Histoire de 8 ans, 1840-1848).

[4]  Comme le note Charles Hen, la réimpression des auteurs étrangers est une activité « légale et légitime » et même « utile ». C'est bien à tort qu'on parle ici de contrefaçon, la contrefaçon étant la réimpression d'un livre au mépris du monopole assuré à l'auteur et l'éditeur « dans le pays même où l'ouvrage est placé sous la protection de la loi » (p. 8) .

[5]  « Par la publication, la propriété du manuscrit expire : ce qui était un devient plusieurs; ce qui était privé devient commun; le livre publié devient, par cela même, un objet public... [Mais] le droit d'auteur ne s'éteint pas ; il change de nature : sans devenir moins sacré, il devient autre. Avant de publier, l'auteur avait la propriété de son manuscrit ; après la publication, il a droit à récompense pour cette publication même. Ce n'est plus une propriété, c'est un prix, un salaire . » (Berville, « De la propriété littéraire », Gazette des Tribunaux, 18 février 1837).

[6]  La reconnaissance des droits des auteurs étrangers, sous condition de réciprocité ou de manière unilatérale, n'implique pas obligatoirement reconnaissance d'une quelconque « propriété littéraire », mais simplement celle des droits existants. En France même, dans les différentes pétitions réclamant cette reconnaissance, les formulations sont d'ailleurs variées; les libraires-éditeurs évoquant plus volontiers la propriété littéraire et les auteurs leurs propres droits. Conciliable avec les deux thèses en présence, la revendication est alors peu conflictuelle, à la différence de ce qui se passe quand on envisage une loi sur la propriété littéraire et artistique, qui soulève inévitablement bien d'autres questions.

[7]   Dans un appendice à son ouvrage (p. 113 et suivantes), Charles Hen évoque une brochure publiée par lui en 1841 contre le concept de propriété littéraire, laquelle fut très largement diffusée par les libraires de Bruxelles. Dans cette brochure, il proposait une forme de droit de copie permettant à chacun de fabriquer et de vendre un livre nouveau, avec comme seule obligation de payer à l'auteur une rémunération équitable et proportionnelle au tirage et au prix du livre (une forme de domaine public payant à durée limitée) ; sur ce point, voir aussi Bulté, op. cit. , p. 28. L'inconvénient du monopole disparaissait alors. A noter que cette solution fut proposée en France en 1838 par Hector Bossange dans « Opinion nouvelle sur la propriété littéraire » (voir la notice).

[8]   En note, Charles Hen cite une pétition des ouvriers typographes de Bruxelles protestant contre le projet d'abolition de la réimpression. « On a beau accabler la réimpression de calomnies et d'injures, elle est née de ce puissant intérêt social qui veut que les productions de l'esprit et de la science ne soient pas exclusivement réservées aux privilégiés de la fortune. Elle s'exerce en vertu d'un droit qui devient plus positif, plus réel, plus fort, à mesure que la diffusion des lumières est appelée à concourir plus activement à ce grand mouvement de notre siècle : l'émancipation graduelle de ce que l'on a appelé longtemps les classes inférieures de la société. Pour que cette émancipation s'opère sans secousse, sans violence, sans périls, il faut instruire le peuple, il faut le moraliser (...), il faut lui fournir de bons livres à bon marché. Or, le monopole, exploitant les livres, les vend au prix le plus élevé possible (...). Mais la réimpression est là qui met un frein à cette avidité; elle rend les productions du talent ou du génie accessible au plus grand nombre; elle répand et fait circuler les idées et les sciences parmi les masses; en un mot, elle aide à la civilisation générale. Voilà pourquoi, messieurs les ministres, elle est UN DROIT » (p. 90).

[9]   Et ceci, non seulement à Bruxelles, mais aussi à Turin, en Russie ou dans les états allemands. Le français était une langue répandue dans toute l'Europe et la demande de livres français, et de littérature romantique, très importante, une demande que les libraires parisiens ne peuvent réellement satisfaire à l'époque.

[10]   Eugène Robin, « De la contrefaçon belge », Revue des Deux Mondes, janvier 1844. Hen cite aussi une analyse anglaise parue dans la Revue Britannique en 1840.