Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Procès-verbaux de la Commission des contrefaçons de la librairie française, 1836-1837.

Origine : Archives nationales [F17-2652 et Le Moniteur]

A l'automne 1836, François Guizot, alors le ministre de l'Instruction publique, nomma deux commissions, une, présidée par Villemain, chargée de « rechercher tous les moyens propres à prévenir les inconvénients de la contrefaçon des livres français à l'étranger », l'autre, présidée par le Comte de Ségur, qui avait pour tâche de préparer, en partant des travaux de la commission de 1825, un nouveau projet de loi sur la propriété littéraire[1]. Dans cette notice, nous ne traiterons que des travaux de la première commission, celle des « contrefaçons ». Sa formation était une réponse directe du gouvernement aux libraires et éditeurs parisiens, lesquels demandaient de manière répétée depuis plusieurs années déjà une action gouvernementale énergique contre la réimpression des ouvrages français les plus récents par les libraires de Bruxelles, une réimpression par le terme « contrefaçon ». Vendues bien moins chères que les éditions d'origine, ces réimpressions, à en croire les libraires parisiens, causaient dans toute l'Europe et même au-delà des dommages immenses à la librairie française. Elles menaçaient même les ventes domestiques dans certaines provinces frontalières[2].

Présidée par Villemain, la commission comprenait Letronne, directeur de la Bibliothèque Royale, Rossi, professeur à la faculté de droit, Dumon, député et conseiller d'Etat, Arago, le baron Thénard, Victor Hugo, Dubois, inspecteur de l'Université, Cavé, chef de la division des beaux-arts au ministère de l'Intérieur, Royer-Collard (le neveu de l'homme politique de l'époque de la Restauration), chef de la division des sciences et lettres au ministère de l'Instruction publique, Ambroise-Firmin Didot et Louis Hachette ; par la suite, deux autres libraires-éditeurs, Charles Gosselin et Lenormand, s'y ajoutèrent, avec la participation (4e et 6e séance) du Directeur des Douanes.

Assimiler la réimpression des livres français, en Belgique ou ailleurs, à de la « contrefaçon »[3], à de la « piraterie », parler ici « d'un abus sans cesse croissant », « d'une spoliation facile autant que lucrative » ne soulevait guère d'opposition en France; les pétitions antérieures des libraires et des auteurs avaient en effet préparé le terrain, et dans les travaux de cette commission, on ne trouve guère de traces des conflits et oppositions qui agitaient habituellement les commissions sur la propriété littéraire, comme au même moment la commission Ségur. Pas de débat donc sur la nature des propriétés littéraires ou des droits d'auteur, sur le caractère limité ou pérenne du droit accordé (ou reconnu). Ici, les intérêts, les dommages et la « perte immense » subie par la librairie française et les auteurs suffisait à convaincre l'ensemble des membres de la commission du bien-fondé d'une action contre la « contrefaçon belge »; et pour un grand nombre d'entre eux, la ré-impression des auteurs français à Bruxelles était même « une violation manifeste de la moralité et du droit commun » (commission - 1ère séance). Et pourtant, rien n'était plus faux.

En effet, depuis le statut de la Reine Anne de 1710, partout où existaient des lois donnant à l'auteur un droit exclusif d'impression et réimpression de ses œuvres, la réimpression des auteurs étrangers était non seulement tolérée, mais de droit, et très souvent encouragée. C'était le « droit commun », la règle générale, qui faisait d'ailleurs qu'en France même, plusieurs libraires parisiens, comme les maisons Galignani et Baudry, s'étaient spécialisées dans la réimpression d'ouvrages sous copyright en Angleterre; ces ré-impressions étant ensuite vendues à la clientèle des 30 000 familles anglaises habitant la France, la Suisse, la Savoie, l'Italie et diverses parties de l'Allemagne[4].

Invoquer ici, comme le fait un des membres de la commission[5], un « droit commun » existant, ou une violation de la moralité aussi évidente que celle qui conduisit l'Angleterre à l'abolition unilatérale de la traite[6], était donc parfaitement absurde, ce que remarque un autre membre de la commission. Partout, le droit de poursuivre s'arrêtait à la frontière. On ne peut donc, constate un autre, bâtir sur le sentiment moral, il faut bâtir « sur l'utilité, sur des intérêts moraux, mais privés », en créant un « droit international exceptionnel », afin d'obtenir finalement une proscription générale de la réimpression des œuvres des auteurs étrangers non tombées dans le domaine public.

Sur le fond, on pouvait aborder le problème de deux façons différentes, résumées ainsi par Villemain dans son rapport du 14 janvier 1837 :

(1) Une opinion soutenue avec force par un certain nombre de membres de la commission, plaidait pour « une initiative complète et parfaitement désintéressée » (sic) de reconnaissance immédiate par la France de la propriété littéraire des auteurs étrangers, en prohibant de manière absolue toutes les réimpressions en France, une proclamation qui serait unilatérale et non soumise à une condition de réciprocité, la France montrant alors la voie à toutes les autres nations. Mais cette décision présentait l'inconvénient de sacrifier les libraires, imprimeurs et typographes parisiens spécialisés dans la réimpression de la littérature anglaise et d'augmenter considérablement le coût de l'accès à cette littérature, sans pour autant obtenir en retour quoique ce soit du gouvernement britannique. La majorité de la commission (et le ministre, représenté par Villemain) pensèrent finalement que cette générosité ne serait qu'illusion, une utopie complète dans l'immédiat.

(2) Un principe différent fut donc retenu par la commission, inscrire dans la future loi sur la propriété littéraire, ou dans les différentes lois et conventions douanières, pays par pays, la « prohibition de la réimpression en France sous réserve de réciprocité ». Ainsi, on pourrait obtenir par l'action diplomatique, que le gouvernement anglais accepte de bloquer les importations de réimpressions belges bon marché, bien qu'il n'y eut, compte-tenu des coûts de production des libraires londoniens, aucune activité de réimpression d'auteurs français en Angleterre. Le gouvernement obtiendrait en effet en échange la disparition des réimpressions en France et l'arrêt des importations des reprints américains. On pourrait sur la même base, grâce à cette clause de réciprocité, ouvrir des négociations avec l'Allemagne (le Zollverein), les pays du Nord de l'Europe, le Royaume de Sardaigne, l'Espagne, etc.

Le plan du gouvernement, adopté finalement par la commission, était donc l'encerclement et l'étouffement progressif de l'économie de la réimpression de la Belgique. On retirerait aux éditeurs de Bruxelles leurs marchés extérieurs, l'un après l'autre, par des moyens diplomatiques, au gré des négociations commerciales. Il fallait aussi parallèlement gêner de toutes les manières possibles la circulation et le débit des ouvrages « contrefaits », et renforcer la répression de la circulation de ces contrefaçons sur le territoire français.

Le principe de réciprocité ne faisait cependant pas l'unanimité dans la commission comme à l'extérieur, et les partisans d'une proclamation de principe unilatérale (sans clause de réciprocité) restèrent sur leurs positions. Cette demande, le « côté moral de la question », sera d'ailleurs l'objet de nombreuses pétitions adressées par la suite aux Ministres comme aux Chambres lors des discussions du projet de loi sur la propriété littéraire, et par la suite jusqu'au second Empire, en particulier par la Société des Gens de Lettres (dont Victor Hugo faisait partie).

Dans l'immédiat, après avoir adopté le principe de la réciprocité, la commission se concentra sur les moyens d'interdire le transit des réimpressions belges, et sur le contrôle des réimportations. Le transit des livres, reconnaissait le Directeur des Douanes (dans la 4e séance), n'était pas contrôlé. La loi de 1832 avait substitué la permission générale à l'exception, et les contrefaçons littéraires ne figuraient pas dans la liste des exceptions (poudre, armes de guerre, etc.). Il était donc fort probable que dans ces flux du transit, se trouvait un grand nombre de réimprimés belges qui traversaient le territoire français pour aller alimenter les autres marchés. La discussion porta alors sur les mesures techniques les plus efficaces afin d'identifier dans le flux des livres en transit ce qu'il fallait prohiber[7]; le même problème existant au niveau des réimportations qui pouvaient dissimuler une introduction frauduleuse de réimprimés belges.

Sur la proposition du Directeur des Douanes, le principe d'un examen dans un nombre limité et réduit de Bureaux de douanes (douze seulement) est adopté, avec saisie immédiate en cas de contrefaçon manifeste, et renvoi à une commission jugeant en dernier ressort en cas de soupçon, les éditeurs français devant simplement déposer au Ministère de l'Intérieur un exemplaire de leurs productions originales. Il est aussi décidé, pour contrer les fraudes éventuelles, de supprimer la possibilité de réimporter avant cinq ans les livres exportés, en exigeant ensuite un certificat d'origine. Dans la huitième et dernière séance, celle où Villemain fait approuver son rapport par la commission, est même ajouté un article interdisant la réintroduction d'ouvrages isolés, sauf quand ils ont notoirement servi à l'usage de celui qui les portent.

Les libraires avaient obtenu ce qu'ils voulaient, un renforcement immédiat du contrôle de leur marché intérieur, la répression de l'introduction de contrefaçons belges (ou autres) sur le territoire étant désormais prise en charge directement par les services de l'Etat, sans qu'ils leur soient nécessaire de passer comme avant par les tribunaux, une opération coûteuse et aléatoire dans ses résultats. Le projet de loi sur la propriété littéraire élaboré parallèlement et au même moment prévoyait d'ailleurs un renforcement de la répression de la contrefaçon, avec une augmentation des sanctions ; mais ce projet fut finalement rejeté par la Chambre des Députés en 1841. Les articles sur la prohibition et le contrôle du transit des « contrefaçons en librairie » furent cependant ajoutés à la loi sur les douanes du 6 mai 1841 (art. 8), dans différentes dispositions réglementaires, juste avant un article sur l'importation des harengs, frais ou salés !

Les libraires obtenaient aussi l'aide du gouvernement dans leur lutte contre leur principal concurrent sur les marchés extérieurs, avec la mise sur pied d'une action diplomatique commencée sous Guizot, et poursuivie par la suite avec persévérance d'un régime à l'autre. Cette action conduira en une trentaine d'années à la totale disparition de l'économie de la réimpression en Europe ; et, au niveau international, le système des règles existant jusqu'ici fut complètement renversé avec extension du domaine privé des auteurs et des éditeurs au détriment du domaine public et de du régime de la concurrence.

Sur le plan diplomatique, le traité de commerce et de navigation entre la France et les Pays-Bas du 25 juillet 1840 prévoyait déjà une garantie réciproque de la propriété littéraire à organiser par une convention spéciale laquelle ne vit jamais le jour ; les négociations entamées avec le gouvernement britannique s'enlisèrent de la même façon ; et la première convention sur la propriété littéraire, conclue sur les principes de réciprocité et de reconnaissance des droits nationaux, le fut avec le Royaume de Sardaigne le 28 août 1843[8]. Sur les mêmes principes, d'autres traités et conventions furent conclus en 1851 avec le Portugal, le Hanovre, la Grande-Bretagne, puis en 1852, avec le duché de Brunswick et surtout la Belgique (22 août 1852), et bien d'autres par la suite, jusqu'à la convention de Berne de 1886.

Pierre-André Mangolte

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[1]  La commission Ségur devait débattre de la nature des propriétés littéraires et de la durée des droits (cf. le rapport du comte de Ségur publié dans Le Moniteur le 18 mars 1837). Le projet de loi élaboré par cette commission fut discuté et voté par la Chambre des Pairs en 1839, et présenté ensuite à la Chambre des Députés en 1841 par Lamartine, lequel demanda de porter la durée du droit accordé à cinquante ans après la mort, à défaut de pouvoir demander la perpétuité. Il se heurta à une forte opposition, menée par Berville, Renouard, Dubois (de la Loire Inférieure), etc. Malgré l'intervention de Villemain, alors ministre de l'Instruction Publique, ramenant cette durée à 30 ans après la mort, une discussion d'une semaine, houleuse, confuse et embarrassée, conduisit finalement au rejet du projet, emportant alors les articles prévus et votés sur la contrefaçon. La lutte contre la réimpression belge suivit alors la voie de la diplomatie et des traités de commerce.

[2]  Sur l'économie de la réimpression, voir Bulté,« Approche économique du secteur de la contrefaçon à Bruxelles (1814-1852) », Cahiers du Cédic, janvier 2003, et sur ce site : Mémoire sur la situation actuelle de la contrefaçon des livres français en Belgique.. par le comité de la Société des Gens de Lettres (1841), Robin, « De la contrefaçon Belge », Revue des Deux Mondes, 1844, Charles Hen, La réimpression, 1851 et Note sur l'économie de la réimpression ou « contrefaçon belge » (avec la bibliographie afférente).

[3]  A parler rigoureusement, dans le cadre juridique de l'époque, le terme « contrefaçon » ne pouvait être employé que pour les réimpressions illégales en France même et pour les réimpressions licites à l'étranger mais introduites en contrebande en France; le droit exclusif de la loi de 1793 ne s'étend en effet que « sur le territoire de la République ». Au demeurant, loin de copier les éditions d'origine, les réimpressions de Bruxelles (ou d'ailleurs) utilisaient des formats différents, plus compacts, en supprimant les nombreuses pages blanches des éditions françaises, avec comme résultat des livres bien meilleur marché, ce qui représentait un modèle éditorial complètement différent de la librairie française.

[4]  Cf. François Godfroid, Nouveau panorama de la contrefaçon belge, Académie royale de langue et de littérature françaises, Bruxelles, 1986.

[5]  Comme le compte-rendu manuscrit des séances de la commission ne précise pas les noms de chaque intervenant, on ne peut malheureusement attribuer en toute certitude aux différents protagonistes ce qu'ils ont réellement déclaré. Ici cependant, à en croire le Journal des Débats du 6 novembre 1836, il s'agit sans doute de Victor Hugo auquel Dumon répond .

[6]  Cette comparaison fait réagir vivement un des membres de la commission : « Il n'y a pas d'analogie possible... [avec] le crime odieux de la traite. La contrefaçon rendit même de grands services dans le temps où l'émission des idées était comprimée en France. Bien loin d'invoquer la loi naturelle, on devrait combattre une législation qui tendrait à monopoliser la propriété littéraire ». « Il est conclu, précise de compte-rendu, à ce que le blâme de la commission soit maintenu dans des bornes modérées » (1ère séance)

[7]  On ne peut en effet interdire le transit de tous les ouvrages en langue française, les réimpressions du domaine public n'étant pas des contrefaçons. De plus, comme le remarque un des membres de la commission, cela toucherait aussi les ouvrages français originaux publiés à l'étranger, avec ici des publications scientifiques de première importance, comme les mémoires des Académies de Berlin et d'Hambourg (3e séance).

[8]  La convention définit la propriété des auteurs étrangers (et donc la contrefaçon) dans les termes des deux législations, « tel que ce droit est réglé et déterminé par les législations respectives »(art. 1), avec prohibition (pendant un an) des traductions non autorisées dans la langue du pays, le reste relevant toujours du domaine public.