Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Michel Chevalier, «Législation des brevets d'invention à réformer», in Introduction aux Rapports des membres de la section française du jury international sur l'ensemble de l'Exposition Universelle de Londres, 1862.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Ce texte fait partie de l'introduction, rédigée par Michel Chevalier, aux Rapports des membres français du jury international de l'Exposition Universelle de Londres de 1862, un document officiel dans lequel il propose, parmi d'autres réformes et modifications législatives, l'abolition pure et simple des brevets d'invention[1], et son remplacement par la mise sur pied d'une dotation permettant de «récompenser les inventeurs, dans les cas rares où leurs droits à la reconnaissance publique seraient bien établis»[2]. Il introduit ainsi en France, quasi-officiellement, dans un texte très court (8 pages) et très synthétique un thème déjà bien vivant à l'époque en Angleterre, où la suppression des patents est en quelque sorte à l'ordre du jour depuis la commission Granville de 1851.

Michel Chevalier pose le brevet comme «un privilège et un monopole»,un monopole qui pour être reconnu par la loi, «doit reposer sur un droit certain ou sur une utilité publique parfaitement établie». Le cadre de son analyse est donc pour l'époque tout-à-fait classique, avec une double interrogation portant sur le droit ou la légitimité (s'agit-il d'une propriété ?) d'un côté, et sur l'utilité sociale de l'institution (et ses effets) de l'autre. L'originalité de l'exposé tient cependant dans une sorte de renversement, car la discussion du fondement du droit à brevet, le thème de la «propriété de l'inventeur», passe au deuxième plan.

Michel Chevalier traite en effet directement des effets de la législation existante. Il part du constat que «cette législation est aujourd'hui dommageable pour l'industrie, et [que] l'expérience démontre qu'à aucune époque, elle n'a procuré aux inventeurs des avantages bien réels, si ce n'est à de très rares exceptions. Dans les cas peu nombreux où les brevets ont donné un revenu important, les profits ont été pour les frelons de la ruche et non pas pour les industrieuses abeilles; des intermédiaires substitués aux véritables inventeurs ont tout absorbé». Chevalier nous décrit alors ses «frelons», qu'on appellerait plutôt aujourd'hui des «trolls». «Une industrie interlope s'est organisée, celle des brevetés de profession, qui sont aux aguets comme le chasseur à l'affut»; au moyen des brevets de perfectionnement, ils préemptent ou confisquent les inventions, et ensuite «se font payer des tributs par l'inventeur breveté ou par l'industrie»; l'inventeur initial n'ayant alors d'autre choix que de s'engager dans des procès interminables, qui le conduise la plupart du temps à la ruine. La législation donne aussi au breveté un pouvoir exorbitant de saisie, qui décourage plus d'un industriel d'acheter de nouvelles machines. Un autre problème de la législation existante est un effet jugé négatif (distorsion dans les échanges et protectionnisme) en matière d'échanges extérieurs; «il n'est pas possible de maintenir une législation qui rend ainsi un particulier sans responsabilité l'arbitre du commerce national».

Chevalier aborde ensuite le problème de la légitimité, contestant l'existence ici d'un droit positif de l'inventeur sur «son» invention. C'est en effet le principe d'une liaison entre un inventeur individuel particulier et l'invention, et donc le principe même du brevet d'invention, qui est très largement inadmissible, comme le prouve l'existence d'inventeurs produisant simultanément ou successivement et indépendamment l'un de l'autre les mêmes inventions, dans un grand mouvement (mondial) de progrès scientifique et technique. «Dix-neuf fois sur vingt, ou quatre-vingt-dix fois sur cent, ce sont les travaux des savants qui fournissent le fond des inventions industrielles et la substance des brevets», mais ceux-ci s'abstiennent de prendre brevet, ce que la loi française d'ailleurs leur interdit.

Cette analyse, anti-individualiste, du processus collectif de l'invention permet aussi à Chevalier d'écarter l'argument de la «propriété intellectuelle», créant une situation commune aux auteurs et aux inventeurs, une thèse qui une fois admise doit entrainer le même traitement, «le tout ensemble ayant été englobé sous la dénomination générale des œuvres de l'esprit». «Mais l'homogénéité, ici, n'est qu'apparente», affirme-t-il, car les œuvres littéraires ou artistiques ont un caractère d'individualité qui manque aux découvertes des inventeurs, et la loi peut donc les reconnaître comme une propriété distincte. Il disjoint ainsi, avec une certaine habileté tactique, ces deux institutions, qui pourtant, présente bien le même caractère de «privilège» et de «monopole» dans l'industrie et sur les marchés[3].

Notons que cette proposition de Michel Chevalier ne devait entraîner en France aucune modification réelle de la loi des brevets d'invention (la loi de 1844). Son texte fut cependant abondamment discuté par les économistes et les juristes, en France comme à l'étranger, jusqu'à la fin du siècle. Le contenu des discussions et des réflexions sur les brevets d'invention en fut d'ailleurs changé; le thème de l'abolition et de l'innovation collective remplaçant les thèmes antérieurs de la propriété ou du droit des inventeurs, avec un affrontement centré sur la durée (perpétuelle ou limitée) du privilège accordé.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir aussi la note sur les «Brevets d'invention» rédigée par Arthur Legrand, publié dans les mêmes Rapports du jury français sur l'Exposition de Londres, et la brochure plus tardive de Michel Chevalier de 1878, Les brevets d'invention dans leurs relations au principe de la liberté, du travail et de l'égalité.

[2]  En donnant comme exemple la mise dans le domaine public de l'invention de la photographie (achats du brevet Daguerre, et récompense attribuée à celui-ci et au fils de Nicéphore Niepce).

[3]  Il semble en effet oublier l'approche en termes de conséquences et d'utilité publique, et les effets de monopole stigmatisés au début de son texte; des effets qui sont pourtant bien réels sur le marché des livres par exemple. Cette question intéresse d'ailleurs à l'époque au premier chef les éditeurs de Paris dans leur combat contre la «contrefaçon belge», et l'administration impériale.