Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Michel Chevalier, Les brevets d'invention dans leurs relations avec le principe de la liberté du travail et avec le principe de l'égalité des citoyens, Guillaumin et Cie, Paris, 1878.

Origine : Gallica

Ce livre de Michel Chevalier est consacré aux brevets d'invention dont l'auteur préconise, dans la continuité de sa prise de position de 1862[1], l'abolition pure et simple, ne proposant même plus de leur substituer réellement un système de récompense comme s'était le cas en 1862. Le système des brevets d'invention est condamné en bloc, comme «la négation de la liberté du travail et de l'égalité des citoyens» (et des producteurs). C'est «un privilège et un monopole», une institution aberrante, en contradiction avec les règles d'organisation du capitalisme industriel et libéral, une institution inadaptée à une économie qui tire sa force de la libre concurrence, sur le marché domestique comme en matière d'échanges extérieurs.

Antérieurement à ce texte (et à celui de 1862), les critiques du système des brevets, y compris les demandes d'abolition, portaient plus sur la légitimité du droit accordé, sur la discussion et la remise en cause de ces fondements supposés (le droit individuel de l'inventeur sur son invention, existence ou non d'une «propriété» ici, etc.), que sur les conséquences désastreuses de ce système pour l'industrie dans son ensemble, les échanges extérieurs ou l'économie en général. Michel Chevalier va reprendre, dans le détail de son propre développement, les argumentations abolitionnistes antérieures, mais il leur accorde une place somme toute secondaire en introduisant un point de vue nouveau et une nouvelle manière de poser le problème. Jusqu'ici en effet, on discutait le principe des brevets d'invention, qu'il s'agisse de le défendre ou de le contester, de deux manières différentes, soit dans les termes du droit de propriété du premier occupant, par analogie - défendue ou combattue - avec la propriété ordinaire, mobilière ou immobilière[2], soit dans les termes de la «propriété des idées» ou de la «propriété intellectuelle», jugée impossible par certains car en complète contradiction avec la nature même (collective et cumulative) des processus du changement technique; cette dernière approche ayant été particulièrement mise en avant par les adversaires du système des brevets (et des patents), et par ceux qui en réclamaient plus particulièrement l'abolition[3]. Ces deux approches sont bien présentes ici, reprises dans les points IV et V («Idées fausses d'alors sur le droit de propriété des inventeurs» et «Grande incertitude sur la paternité des inventions industrielles»), mais n'occupe qu'une place somme toute secondaire dans l'ensemble du développement.

L'absence de légitimité de l'institution est pour Michel Chevalier ailleurs, dans le fait que le brevet est une institution qui viole, pour l'intérêt de quelques uns et au détriment des autres, les règles fondamentales de la nouvelle organisation industrielle et sociale, qui depuis 1789 et surtout depuis une quarantaine d'années environ a permis «l'affranchissement de l'industrie» (p. 10); c'est-à-dire la liberté du travail, avec la disparition de la plupart des monopoles, et le principe d'égalité des citoyens qui exclut le privilège. «En proclamant le principe de l'égalité, elle [la Révolution française] remplaça tous ces droits divers [monopoles et privilèges, etc.] par un droit unique, le même pour tous, le droit commun, qui surgit tout à coup aux acclamations des peuples. (...) L'idée de l'égalité et du droit commun est une des innovations les plus considérables de la révolution de 1789, peut-être la plus grande de toutes. Elle est depuis 1789, et restera à jamais, plus sûrement peut-être que celle d'une liberté politique bien large, la pensée génératrice de notre droit public, et, dans la sphère de l'industrie et du commerce, elle a absolument besoin d'avoir pour compagne et pour appui la liberté du travail» (p. 13-14).

Le brevet d'invention est un monopole et un privilège qu'il faudrait supprimer pour poursuivre la «transformation féconde» commencée au moment de la Révolution. Ce privilège est comparable aux corporations abolies par la révolution de 1789, comparable aussi au «système protectionniste», réformé par le traité de commerce franco-britannique de 1860; car «avant 1860 le manufacturier protégé avait le bénéfice exorbitant de la prohibition absolue de l'immense majorité des produits manufacturés de l'étranger» (p. 39)[4], et cette prohibition absolue du travail des autres est bien le «droit exorbitant accordé au breveté» par la loi des brevets, plus particulièrement la loi française de 1844, une loi «qui est très rigoureuse envers le public, tandis qu'elle est d'une condescendance infinie en faveur des brevetés. Elle leur concède des droits exorbitants. Elle leur permet la violence et la spoliation. Elle leur immole les règles ordinaires de la justice. C'est un chef-d'œuvre non d'équité mais de partialité» (p. 26-27). Elle donne en effet au breveté un droit de saisie (ou mise sous séquestre) des machines «sur simple requête» (dixit la loi), un droit de confiscation, qui n'existe nulle part ailleurs sous cette forme, un droit à fermer les ateliers sans avoir à justifier la valeur de son invention, ou même à justifier qu'on a réellement inventé quelque chose, car le titre suffit, un titre délivré en France sans examen. L'introduction même d'un examen préalable, une possibilité de réformer la loi de 1844 que Michel Chevalier discute en détail dans son point VIII (après avoir analysé les données statistiques existantes (points VI et VII)), ne changerait pour lui rien à l'affaire[5]. La solution est ailleurs. Il faut abolir purement et simplement la loi des brevets pour l'avenir, une abolition qui devra d'ailleurs tôt ou tard être faite, tant les inconvénients du système des brevets sont grands.

Dans la partie la plus importante et la plus substantive de son texte (points IX à XIV), Michel Chevalier décrit les multiples défauts et conséquences du système des brevets (en utilisant abondamment les enquêtes parlementaires anglaises); et il introduit une idée nouvelle, déjà présente en 1862 (voir Legrand, 1862 aussi).. Cette loi donne naissance à une économie particulière, parasitaire, entièrement construite sur ce brevet d'invention et l'existence de «brevetés de profession». Il remarque que dans la plupart des cas, le brevet n'est qu'une chimère, après laquelle courent «une multitude d'hommes, d'une instruction médiocre ou nulle, [qui y] épuisent leurs ressources et [y] consomment leur temps» (p. 73). Mais d'autres par contre n'y épuisent pas leurs ressources, car «l'institution des brevets a donné naissance à une industrie interlope qui ne rend aucun service, qui au contraire est préjudiciable à la société, car elle vit d'usurpations et d'exactions» (p. 75).

Michel Chevalier décrit alors la production de «brevets fictifs», «sans base ou n'ayant qu'une base apparente» par des «personnes qui n'ont rien inventé mais qui pourtant trouvent moyen de s'en faire des profits» (p. 78), brevet qui peuvent même reposer sur des dispositifs du domaine public (car aucune sanction et aucun risque ne s'attache à cette pratique); il décrit aussi les stratégies de préemption de certains domaines et marchés au moyen de brevets de perfectionnement, les pratiques des «trolls» comme on dirait aujourd'hui[6], et le chantage au brevet exercé sur les industriels, ce qui obligent ceux-ci à déposer eux-mêmes brevets, même s'ils n'en voient pas la nécessité (témoignage de l'industriel du Creusot Schneider au comité d'enquête de la Chambre des Communes de 1871). En l'absence de sanctions, on a même ici parfois des escroqueries pures et simples, comme la réclamation de droits pour un brevet déjà tombé dans le domaine public.

On peut noter que cet économiste récuse l'argument de l'incitation (p. 88) et celui selon lequel les brevets seraient absolument nécessaires pour donner à l'inventeur une rémunération ou assurer le retour des capitaux (et travaux) engagés (p. 89). Une constitution industrielle sans brevet, refusant toute protection aux découvertes divulguées, est tout-à-fait possible, et le secret ou l'avance technique en matière industrielle suffiraient la plupart du temps à assurer le retour des capitaux engagés ; un retour qui de toute manière n'a à être garanti plus particulièrement qu'il ne l'est dans les autres activités, la concurrence et l'incertitude étant ici une loi commune (principe d'égalité).

Chevalier avance aussi que les brevets, en enchérissant le prix des produits brevetés, «diminuent la puissance d'exportation des Etats» (comparant ici la Suisse et la France), et «diminuent la puissance productive des peuples qui les reconnaissent» (p. 92), à «la manière de la révocation de l'édit de Nantes». Il donne ici l'exemple de l'aniline et de ses dérivés, le brevet accordé en France, non à un procédé de fabrication mais à la formule chimique elle-même, excluait du marché national toutes les couleurs d'origine étrangères qui étaient tirées de l'aniline. Le produit sous brevet, concentré presque uniquement entre les mains d'un seul fabricant, tout médiocre qu'il soit, était alors vendu fort cher (1000 frs pour 300 frs à l'étranger); et «plusieurs grandes maisons, particulièrement de l'Alsace, qui tenaient à fabriquer l'aniline et ses dérivés, soit pour en faire commerce, soit pour l'utiliser dans la teinture des tissus de coton, se virent obligées de transporter leurs établissements en Suisse», où il n'y avait pas à l'époque de système des brevets (p. 93)[7].

Pierre-André Mangolte

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[1]  Cf. «Législation des brevets d'invention à réformer» (1862).

[2]  Cf. Coquelin (1852) qui critique ce «droit du premier occupant», et la polémique au cours des années 1854-1855 entre Alloury, Jobard et Molinari d'un côté, Frédéric Passy de l'autre, sur le monautopole et la «propriété des inventions».

[3]  Cf. les témoignages des abolitionnistes anglais dans la Commission Granville (1851), la reprise de ce point de vue par Coquelin (1853), et la contribution sur ce thème d'Arthur Legrand aux Rapports sur l'Exposition Universelle de Londres de 1862. Michel Chevalier utilise d'ailleurs très largement les témoignages des adversaires des patents devant les commissions d'enquête parlementaires anglaises, de 1851 à 1871.

[4]  Michel Chevalier voit la future abolition des brevets en continuité du traité franco-britannique de 1860, traité qu'il a lui-même négocié, rompant avec le système protecteur antérieur, supprimant dans la législation française l'échelle mobile, les contingents et les prohibitions générales, et introduisant une «clause de la nation la plus favorisée» et une protection douanière limitée aux droits de douanes. L'Angleterre avait d'ailleurs montré la voie en proclamant en 1846 la liberté du commerce entre les peuples; et comme «nous suivons, en France, quoique de loin, l'exemple de l'Angleterre» (p. 37), il pense qu'il en sera de même pour l'abolition des brevets d'invention.

[5]  Cf. son point VIII p. 62. Il envisage d'ailleurs cet examen comme un moyen (1) de diminuer la croissance en nombre des brevets (point VI, p. 54), et (2) d'éliminer les «brevets sans valeur» (point VII, p. 58), les inventions réellement utiles ne représentant qu'une proportion infime de l'ensemble des brevets.

[6]  L'auteur reproduit un témoignage de Platt dans une enquête parlementaire anglaise qui montre bien que les pratiques actuelles des «trolls» ne sont guère nouvelles : «On forme un assemblage de choses connues qui concernent telles ou telles machines ; on n'a garde de préciser les nouveautés qui sont aux ingrédients du mélange, et qui justifieraient le brevet ; (…) on introduit dans l'appareil quelque levier de plus, ou quelque hélice, ou quelque excentrique, et l'amalgame, auquel on a soin de donner une forte teinte de vague, s'appelle une découverte. Quand vous êtes devant les tribunaux, ou quand, pour éviter les déboires et les préoccupations d'un procès, vous avez transigé et payé rançon à ses spéculateurs, vous constatez la machination dont vous êtes victime; mais le tour est fait» (p. 79-80).

[7]  Comme le note Chevalier (note de la page 94), c'est «un vice particulier de la législation française», car la loi de 1844 permet de breveter un «produit nouveau» (et donc une formule chimique), à la différence de la législation allemande, qui l'exclut, n'acceptant comme brevetables que les procédés de fabrication. Cette question sera d'ailleurs abondamment discutée jusqu'au tournant du siècle.