Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Michel CHEVALIER

Né à Limoges en 1806, son père était chef de bureau à la direction des Contributions indirectes.

Reçu en 1823 à l'Ecole Polytechnique, il en sort major en 1825. Quand éclate la révolution de 1830, il est attaché comme ingénieur des Mines au département du Nord. Il quitte alors son poste pour prendre la direction du journal saint-simonien Le Globe (1831). C'est l'époque où il publie Politique industrielle et Système de la Méditerranée (1832), où il préconise la construction d'un réseau ferré commun à tous les pays riverains de la Méditerranée, et les reliant à la Russie, à la Turquie, à l'Orient; il y était même question de percer les isthmes de Suez et de Panama.

Il suit «le Père» Enfantin, chef suprême des sectaires, à Ménilmontant, et après la dissolution par la Justice de la secte pour leurs théories jugées étranges et immorales sur la femme et la famille, il est condamné, comme Enfantin, à un an de prison. Il n'y reste que six mois, demande ensuite sa réintégration, et accepte la proposition de partir aux Etats-Unis étudier la question des voies de communication et des chemins de fer (1833). Il séjournera deux ans en Amérique, visitant les Etats-Unis, le Canada, le Mexique et Cuba, publiant alors dans le Journal des Débats un ensemble de lettres (réunie plus tard en deux volumes, Lettres sur l'Amérique du Nord, 1836). Mais c'est surtout la publication de l'ouvrage Des intérêts matériels en France (1838), qui lui vaut la notoriété. Il s'agit d'une étude tracée à grands traits des avantages que pourraient assurer à la France l'achèvement de ses voies de communication fluviales et terrestres, ainsi que l'ouverture d'un vaste réseau de chemins de fer. Cet ouvrage, en phase avec l'actualité, et les projets du gouvernement Molé, le font nommer au Conseil d'Etat (1838), au conseil supérieur de l'agriculture et du commerce, et à la chaire d'économie politique du Collège de France (1840), laissée vacante par Rossi[1]. Il est aussi promu au grade d'ingénieur en chef des Mines. Il fait alors paraître Histoire et description des voies de communication aux Etats-Unis (1840), un ouvrage détaillé sur les conditions de leur établissement, sur leur influence sur l'industrie et le commerce, et le développement des relations sociales.

Dans ses cours et dans les nombreux articles et ouvrages qu'il publie, il est plus préoccupé par les applications que par les théories et les abstractions. Il préconise en particulier l'extension des voies de communication, le développement des établissements de crédit, l'éducation professionnelle, et s'affirme de plus en plus comme un économiste et publiciste libéral.

Elu député en 1845, avec l'appui du gouvernement, dans un des collèges de l'Aveyron, il n'est pas réélu en 1846; ses électeurs lui reprochant ses positions favorables aux doctrines libre-échangistes.

Il se jette alors dans l'agitation organisée par Frédéric Bastiat et Charles Coquelin en faveur de la liberté du commerce, une agitation qui bat son plein au cours de l'année 1847.

Mais la révolution de février devait changer la donne et les discours. Michel Chevalier, dans une série d'articles parus dans la Revue des Deux Mondes attaque alors les doctrines de Louis Blanc et du Luxembourg sur l'organisation du travail. Il y perd un temps sa chaire au Collège de France.

Après le coup d'Etat du 2 décembre de Louis-Napoléon Bonaparte, il est un des premiers à se rallier au nouveau régime, étant d'ailleurs depuis toujours partisan d'un pouvoir autoritaire (son frère, Auguste, est d'ailleurs secrétaire du cabinet du prince président). Il rentre alors à l'Académie des Sciences Morales et Politiques et retrouve sa chaire au Collège de France, il est aussi nommé au Conseil d'Etat.

Les industriels en France restaient imprégnés d'esprit protectionniste, tout comme les Chambres. On le vit bien, en 1856, à l'accueil qu'elles firent à un projet gouvernemental en faveur de la levée des prohibitions; le Corps législatif repoussa le projet de loi. Mais la constitution de 1852 autorisait le Chef de l'Etat à signer les traités de commerce. Michel Chevalier s'entend alors avec Richard Cobden et les dirigeants de l'Ecole de Manchester, et gagne ensuite à ses vues le chef du ministère whig, Lord Palmerston, et Gladstone. Un projet de traité de commerce bilatéral est négocié secrètement, approuvé tout aussi secrètement par les deux gouvernements, signé par Napoléon III, et ratifié peu après par le gouvernement anglais. Ce traité de 1860 représentait alors un nouveau régime économique, basé, non sur le libre échange, mais sur la levée des prohibitions, sur l'entrée des matières premières en franchise et la modération des taxes à l'importation des produits fabriqués[2]. Les industriels parlèrent d'un «nouveau coup d'Etat»; quand aux économistes libéraux et libre-échangistes, qui étaient presque tous dans l'opposition, ils ne pouvaient guère refuser leur assentiment, mais critiquèrent amèrement la forme qui sentait par trop la dictature (Cheysson). Michel Chevalier, qui était resté fidèle à ses convictions en faveur d'un pouvoir fort en politique, contraignant l'industrie à la liberté commerciale, est alors nommé sénateur et grand officier de la Légion d'honneur.

Il est aussi nommé président du jury de la section française de l'Exposition universelle de Londres de 1862, et rédige l'introduction du rapport général, où il préconise l'abolition du système des brevets d'invention[3]. Il sera aussi président du jury international à l'exposition universelle de 1867 de Paris; chargé alors du rapport sur cette exposition, il préconise une organisation de l'Europe sur le modèle des Etats-Unis d'Amérique.

Président de la Ligue internationale de la paix, il est le seul, au Sénat, à voter en 1870 contre la déclaration de guerre à la Prusse.

A la chute de l'Empire, s'étant retiré de la vie publique, il fonde une société d'études pour la réalisation d'un tunnel sous la Manche et continue à défendre sa conception de la politique commerciale dans un certain nombre de travaux d'économie. Il obtient la concession du tunnel en 1880, mais les travaux seront abandonnés après sa mort, le 28 novembre 1879, dans sa propriété à Lodève.

Il a publié notamment : Lettres sur l'Amérique du Nord (1836); Des intérêts matériels en France, travaux publics, routes, canaux, chemins de fer (1837); Histoire et description des voies de communication aux États-Unis, 2 volumes (1840-42); Essais de politique industrielle (1843); Cours d'économie politique, 3 volumes (1842-50); L'isthme de Panama, suivi d'un aperçu sur l'isthme de Suez (1844); Lettres sur l'organisation du travail, ou études sur les principales causes de la misère et les moyens pour y remédier (1848); La question des travailleurs (1848); La liberté aux États-Unis (1849); Examen du système commercial connu sous le nom de système protecteur (1851); L'expédition du Mexique (1862); De la baisse probable de l'or (1869); Les brevets d'invention examinés dans leurs rapports avec le principe de la liberté du travail et avec le principe de l'égalité des citoyens (1878).

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[1]  Il y enseignera presque jusqu'à sa mort, passant cette chaire à son gendre, l'économiste Paul Leroy-Beaulieu, en 1878.

[2]  Le traité est signé le 28 janvier 1860, et les deux conventions contenant les tarifs datent du 12 octobre et du 16 novembre. Elles furent suivies à bref délai d'autres traités de commerce reposant sur les mêmes principes : la Belgique 1861, le Zollverein 1862, l'Italie 1863, la Suisse 1864, la Suède et la Norvège, les villes libres de Brème, Hambourg et Lubeck, les grands-duchés de Mecklembourg-Schwerin et Mecklembourg-Strelitz, les Pays-Bas 1865, le Portugal, l'Autriche 1866, les États pontificaux 1867.

[3]  Voir l'archive «Législation des brevets d'invention à réformer».

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Sources : Jules Simon, «Notice historique sur la vie et les travaux de M. Michel Chevalier», Publications de l'Institut de France, 1889; Cheysson, «Michel Chevalier (1806-1879)», in Livre du centennaire de l'Ecole Polytechnique, 1897; Bitard, Dictionnaire général de biographie contemporaine, 1878.