Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Ambroise-Marcellin Jobard, De la Propriété de la pensée et de la contrefaçon considérée comme droit d'aubaine et de détraction..., Impr. de Marlin, Versailles.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Ce texte est un des premiers énoncés des thèses d'Ambroise-Marcellin Jobard sur la propriété des inventeurs et des auteurs, thèses qu'il devait développer plus complètement dans des ouvrages ultérieurs, comme Création de la propriété intellectuelle (1843) ou la Nouvelle économie sociale ou monauto-pole industriel... (1844), et répéter sa vie durant inlassablement dans de très nombreuses brochures adressées aux juristes, hommes politiques, journalistes, et personnalités les plus diverses. Le terme que Jobard utilise ici est «propriété de la pensée», ce qui, dans la définition qu'il en donne, est à la fois très large et restreint, puisqu'en pratique, cela ne couvre que la propriété littéraire et artistique[1], les brevets d'invention et la «propriété scientifique». Le thème fondamental est qu'il y a là une propriété comme une autre, une propriété semblable à la propriété ordinaire, qui doit donc être garantie et protégée comme celle-ci; le modèle étant ici celui de la propriété foncière.

Reconnaître ou établir «la propriété de la pensée» est pour Jobard la reconnaissance d'un droit naturel, et une marque de civilisation, car «l'origine de toute civilisation gît dans la reconnaissance de la propriété»; c'est donc un progrès dans l'organisation économique. Il faut, comme on a partagé les terres pour établir la propriété foncière, «donner des possesseurs aux domaines de l'intelligence, [car] c'est en assurer le défrichement et la culture...».

C'est aussi explicitement un idéal politique, conservateur. La multiplication des propriétaires, petits ou grands, est pour l'auteur un moyen de prévenir la révolution, ce qui est même une nécessité. En Europe, à la différence de la Chine où un diplôme est une nomination directe à un emploi public (système des mandarins), «l'instruction publique jette dans la société un nombre immense d'hommes instruits, et ne donne aucun aliment à leur activité», conduisant un grand nombre d'entre eux «à rentrer en guerre ouverte contre la société». «Faites que l'auteur d'une pensée en ait la propriété, et qu'il puisse se créer un patrimoine aussi assuré que le poêlier, le plombier ou le droguiste. Alors il y aura sûreté pour vous, et vous pourrez blâmer à juste titre, et flétrir tout individu qui ne saura pas se faire une position honorable et relative par ses travaux musculaires ou intellectuels, car la carrière sera ouverte à toutes les manifestations de la puissance humaine; ce qui n'existe pas aujourd'hui...». Jobard est donc «pour la venue du règne des capacités intellectuelles et pour la création des majorats du génie» (p. 31), pour la création d'une nouvelle aristocratie, «l'aristocratie des capacités personnelles qui s'emparerait bientôt des emplois et par suite du gouvernement des masses» (p. 24).

En prônant le caractère absolu et perpétuel de la «propriété littéraire des auteurs et des artistes», et l'établissement de «majorats du génie», Jobard ne fait d'ailleurs preuve d'aucune originalité particulière. Il s'inscrit simplement dans les controverses du moment sur la propriété littéraire, en reprenant les arguments avancés par les partisans d'une propriété littéraire assimilée à la propriété ordinaire, perpétuelle et héréditaire. Il se distingue cependant de ceux-ci en revendiquant le même traitement, le même principe de propriété et d'hérédité pour les auteurs et les inventeurs, en vertu du fait que «la composition d'un livre ou d'une machine ne sont que des manifestations différentes d'une même faculté, l'invention»; et qu'il y a là des travaux identiques, travaux de la pensée et du génie.

«Il n'y a pas de distinction possible : la machine à vapeur vaut la Henriade; la Mule-jenny vaut le martyre de St Etienne; le métier à tricoter vaut la statue de Henri IV, les chemins de fer valent l'Eglise de la Madeleine, la machine à faire des clous vaut bien un sonnet; et l'éclairage au gaz est sans contredit aussi utile qu'un opéra-bouffe» (p. 2). Tous ont donc des droits égaux, et pourtant «la durée des patentes ou brevets est beaucoup trop restreinte», et le traitement réservé par la loi et les procédures administratives aux inventeurs est incomparablement moins favorable que celui dont bénéficie les auteurs. Il faut donc corriger cette injustice, et traiter de la même façon tout ce qui relève de la «propriété de la pensée».

Mais la plupart des partisans de la pérennité et de l'hérédité de la propriété littéraire sont loin d'être du même avis. Le débat à la Chambre des Pairs sur la propriété littéraire en 1839 est particulièrement éclairant sur ce point. Il s'agissait alors de discuter et voter un projet de loi allongeant le droit des héritiers des auteurs de 20 à 30 ans; la durée de 50 ans n'ayant finalement pas été retenue par la commission chargée de préparer la loi. On voit alors s'exprimer les partisans de la perpétuité, comme le comte de Portalis, le Ministre de l'instruction publique Villemain, le comte de Montalembert, etc., qui voudraient, contre l'avis de la commission, inscrire dans la loi 50 ans pour les héritiers (à défaut de la perpétuité). Ils s'opposent au rapporteur de la loi, le vicomte Siméon, qui au nom de la commission déclare d'ailleurs, scandalisant ses adversaires ; «Ce qu'on appelle propriété littéraire n'est point un droit naturel, mais un privilège résultant d'un octroi bénévole de la loi» (voir Journal des Débats, 26 mai 1839).

Au cours de ces débats, Gay-Lussac est pratiquement le seul à défendre l'assimilation entre le livre et la machine, et à soutenir que la propriété industrielle relève du même principe que la propriété littéraire, qu'il s'agit dans les deux cas d'une «matérialisation de la pensée», et que Papin et Homère, l'inventeur et l'écrivain sont aussi respectables l'un que l'autre; il refuse cependant l'allongement des droits des héritiers, et partant la loi proposée[2]. Répondant à ce discours, les partisans de la perpétuité rejettent alors avec force tout rapprochement entre l'écrivain et l'inventeur. Ainsi, le comte de Montalembert, approuvé par Portalis, se refuse à assimiler les inventions de l'industrie, avec leur caractère utilitaire, et «les produits du génie des lettres et des arts»; «l'industrie et le matérialisme ne nous déborde que trop», s'exclame-t-il. «Le bon sens de tous les siècles repousse toute comparaison entre Papin et Homère. S'il en était autrement, l'homme se rapprocherait de la brute; il mettrait le corps au niveau de l'âme; et c'est là un progrès dont je souhaite ardemment de n'être ni complice, ni témoin» (Journal des Débats, 30 mai 1839). De manière plus réaliste, le baron Thénard, qui intervient juste après, se prononce aussi contre l'assimilation, mais avec une argumentation bien différente. Il veut bien rendre hommage de la même façon au divin Homère et à l'illustre inventeur de la machine à feu, mais se refuse à accorder aux inventeurs un droit de propriété aussi étendu qu'aux auteurs : «Dans les arts industriels, il n'y a pas de pas rétrograde...», mais à l'inverse, un perfectionnement incessant. On ne peut donc perdre les bienfaits de la machine à feu. «Mais (…) une découverte ne se fait pas immédiatement d'une manière complète et de prime abord. Un homme conçoit une idée, il fait un pas dans l'application de cette idée; un autre ira plus loin; un troisième fera un pas de plus; enfin un quatrième franchira la limite et parviendra au but. Voilà pourquoi la loi a sagement fait de fixer à quinze années le maximum de durée des brevets d'invention; elle a voulu ne point arrêter les développemens du génie industriel et les progrès dans les sciences» (Journal des Débats, 30 mai 1839).

Dans le texte de Jobard, la «contrefaçon belge» est aussi évoquée (voir en particulier le titre de l'ouvrage[3]); il s'agit en réalité de la réimpression de livres parus à l'étranger avec vente sur place et exportations vers d'autres pays, y compris vers le pays où le livre est sous droit d'auteur; une pratique parfaitement légale à l'époque en l'absence de tout accord international en la matière. Pour les éditeurs français, le problème est bien la «contrefaçon belge», même si certains d'entre eux réimpriment volontiers des livres anglais sous copyright, qu'ils diffusent ensuite «dans toute l'Europe, parce qu'ils sont infiniment meilleur marché que ceux fabriqués en Angleterre», selon les déclarations du Ministre des Affaires Etrangères, Guizot, en 1846[4]. Se prononçant contre tout droit de réimpression, Jobard propose alors «un cartel à échanger entre toutes les puissances», dont les trois premiers articles résument parfaitement sa position : «ART. 1er : Une idée appartient à celui qui l'a conçue en premier. ART. 2 : La propriété de la pensée est reconnue et assimilée à la propriété foncière et immobilière. ART. 3 : Tous les gouvernements amis ou alliés, placent sous la protection des lois toutes les propriétés intellectuelles, quelque soit le pays et l'état du titulaire ou de ses ayant cause».

Pierre-André Mangolte

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[1] Dans les limites du droit de l'époque. Il est ainsi intéressant de constater que pour les traductions et les compilations, comme le rappelle Jobard (p. 50-51), «on ne doit rien à l'auteur», et qu'il n'y a pas là contrefaçon. C'est effectivement l'état de la jurisprudence française, anglaise et américaine... de l'époque. On peut ainsi lire dans Gastambide, Traité théorique et pratique des contrefaçons en tous genres (1837) : «Une traduction est la propriété de celui qui la fait, et c'est commettre le délit de contrefaçon que de la reproduire sans la permission de l'auteur» (p. 50); le traducteur est donc un auteur de plein droit et sa traduction analysée comme une œuvre originale. De toute manière, la revendication de Jobard est l'hérédité et la perpétuité de jouissance du domaine de l'auteur ou de l'inventeur, tel que celui-ci est défini à l'époque par la loi existante. Comme les autres partisans de la propriété intellectuelle, il n'envisage pas un élargissement de ce domaine, une revendication et une tendance qui ne devait apparaître que bien plus tard.

[2]   Il se prononce pour 20 ans seulement, en comparaison avec l'Angleterre (28 ans pour l'auteur et rien pour les héritiers) et les Etats-Unis (où la durée est encore plus courte).

[3]  Dans l'Ancien régime, le «droit d'aubaine» faisait du roi le seul héritier des étrangers mourant en France. Aboli par l'Assemblée Constituante, il est réintroduit dans le code Napoléon et supprimé finalement en 1819, sans condition de réciprocité. En jurisprudence, le «droit de détraction» est le droit par lequel le souverain distrait une partie des successions qu'il permet aux étrangers de recueillir (Littré).

[4]  Voir son intervention dans la discussion du projet de loi relatif au traité de commerce avec la Belgique à la Chambre des Députés (séance du 31 mars 1846).