Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Hector Bossange, « Opinion nouvelle sur la propriété littéraire », impr. de Rignoux, 1836.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Hector Bossange (1795-1884) est un des fils du libraire Martin Bossange. Celui-ci avait fondé un vaste établissement de librairie à Paris, dont Hector Bossange prit d'ailleurs la direction en 1837. Le père et ses deux fils ont fait partie de la commission de la librairie réunie pour répondre à l'enquête sur la situation de l'industrie, lancée par les ministres de Charles X en 1829[1]. En 1836, Hector Bossange publie un ouvrage original « Opinion nouvelle sur la propriété littéraire », qui croise la proposition du domaine public payant, discuté puis écarté par la commission sur la propriété littéraire de 1825-1826 (commission La Rochefoucault), et le sujet du moment qui préoccupe les libraires, la réimpression (ou contrefaçon) belge[2].

L'auteur commence par déclarer la propriété littéraire « sacrée » en la parant de toutes les vertus, C'est la source de nos « gloires nationales, la plus pacifique, la plus brillante, la plus utile, et la moins contestée, qui place le nom français en tête de la civilisation » (p. 5). De cette propriété dépendent de plus de très nombreuses activités, les fabriques de papier, les imprimeries, les fonderies, les fabriques de carton, le commerce de chiffon, etc. « C'est du bout de la plume de l'homme de génie, ou de l'écrivain de talent, que part l'impulsion qui fait mouvoir toutes ces industries si profitables à la France ; c'est donc l'œuvre de génie ou de talent qu'il faut protéger ou féconder, si vous voulez faire prospérer toutes ces industries » (p. 6). Or, vous protégerez en reconnaissant une propriété sans limites, mais par cela seul vous ne féconderez pas. Il qualifie par ailleurs la situation léguée par la loi révolutionnaire de 1793 et le décret de 1810 de « mensonge sous forme de concession temporaire », de 10 ans, puis 20 ans. Il prône donc la pérennité du droit et sa transmission sans limite aux héritiers. Mais la solution retenue jusqu'alors - un droit de jouissance illimitée - est la pire qu'il soit.

« [Cette] jouissance illimitée n'est autre que l'exclusion illimitée de tous à cette jouissance. L'exclusion c'est le monopole; or, le monopole préserve, mais il ne féconde jamais. Tel est le principe de mort qu'il renferme dans son sein, et c'est là le secret de son dépérissement et de cette tendance à son abandon, qui se manifeste à mesure que s'étend le progrès en matière d'industrie et de commerce » (p. 6-7) Hector Bossange proprose donc « d'affranchir la propriété littéraire de toutes entraves », pour la transformer en « un élément de fortune pour les auteurs, et un levier de développement pour l'industrie » (p. 7).

Les modifications proposées au même moment par les membres de la commission Ségur sont l'extension du droit exclusif jusqu'à 50 ans après la mort, et même pour certains jusqu'à la perpétuité[3]. Mais « dans l'un ou l'autre cas, on ne fera qu'aggraver le mal, car le remède n'est pas là » ; le principe du monopole sera toujours présent. Bossange propose alors de remplacer ce monopole de 20, ou 50 ans, ou plus, par un revenu perpétuel assuré aux descendants en autorisant la libre réimpression des œuvres à la seule condition de verser à l'auteur et à ses héritiers un « droit minime »..

Hector Bossange met en avant la supériorité de la librairie du domaine public sur le système existant des droits exclusifs. Il affirme que « généralement la réimpression des livres ne prend son essor que dès qu'ils tombent dans le domaine public » (p. 18) et « il est incontestable, les faits le prouvent, qu'un ouvrage ne prend son essor que dès qu'il est délivré des entraves du privilège exclusif; il est incontestable aussi que c'est au moment où l'auteur pourrait profiter qu'il ne profite pas » (p. 21).

Pour prouver cette affirmation, il donne plusieurs exemples de démultiplication des éditions et des tirages pour des œuvres tombées dans le domaine public. Son argument n'est d'ailleurs pas celui de la baisse des prix et la conquête, qui en résulte, de nouveaux consommateurs[4], mais plutôt le commerce, avec au centre le libraire et sa capacité d'entreprendre, « le commerce qui guette les circonstances, qui épie les besoins, qui devance les caprices, qui interroge les goûts, qui devance les moyens de chacun » (p. 18). Le problème est bien la liberté d'entreprendre, et de risquer sans entraves ses capitaux, une liberté qui n'est possible qu'avec les œuvres du domaine public. L'offre des mêmes ouvrages se différencie alors suivant les classes de clientèle, allant des éditions de luxe (au format in-8) jusqu'aux éditions compactes et bon marché ; elle peut aussi s'adapter au changement des circonstances, qui porte soudain la demande du public vers tel ou tel domaine; ou rappeler l'attention vers une œuvre oubliée, « l'habileté du libraire est pour beaucoup dans cette question ».

Hector Bossange précise son projet :

(a) Pour que l'auteur puisse corriger l'épreuve que représente la première édition, l'auteur conserverait un droit exclusif dix ans après cette première publication[5]; nul ne pourrait alors réimprimer sans sa permission expresse, et ensuite personne « ne pourrait y faire des changements, suppressions ou additions sans le consentement de l'auteur » (p. 23).

(b) Aucune réimpression ne pourrait être mise en vente sans que le droit dû à l'auteur ait été payé[6], « ce droit serait fixé tant la feuille selon les différents formats, ou à tant pour cent sur les frais de fabrication ». Il pourrait et devrait être minime; « et qu'on ne dise pas que ce serait soumettre les livres au même tarif, sans avoir égard à leur mérite, car ce n'est pas la quotité du droit qui ferait la somme, mais bien le nombre d'exemplaires tirés, et que c'est là qu'est tout le succès en affaire matérielle » (p. 23)[6].

Si ce système, note l'auteur, avait été appliqué aux auteurs du passé, les descendants de La Fontaine, « l'homme qui a écrit un petit volume qui se lit en moins d'une matinée », seraient tous fort riches, comme les héritiers de Voltaire, Racine, Bossuet, Fénelon, Corneille, etc. « Sans doute, ces richesses auraient constitué des familles patriciennes, une sorte d'aristocratie dans les lettres, mais où serait le mal ! ». On voit que Bossange n'est pas sensible à l'accusation de créer ici des majorats[7]; c'est d'ailleurs une conséquence de la notion de propriété littéraire, telle qu'il la prend et la redéfinit, puisque cette propriété signifie pour lui pérennité.

Un autre effet de cette redéfinition serait la disparition de toute contrefaçon.« Non seulement il n'y aurait plus de contrefacteurs en France, mais il n'y aurait plus de lutte à soutenir contre les libraires étrangers » (p. 26). En effet, « tout le monde sait que les efforts des éditeurs de la Belgique ne se portent que sur les ouvrages de propriété exclusive. Ceux-là seuls sont à protéger, les autres se protègent d'eux-mêmes ». Pour les ouvrages du domaine public, ceux qui peuvent être réimprimés librement, la librairie française ne craint pas leur concurrence ; « dans la lutte à armes égales, tous les avantages sont pour nous » (p. 26).

On peut faire plusieurs observations sur le texte de Bossange :

La manière dont Hector Bossange aborde la question de la propriété littéraire est très différente de celle de Charles Renouard dans son Traité des droits d'auteur de 1838. Celui-ci récuse le terme de propriété littéraire pour des raisons de doctrine, qui font que ce terme devrait être banni du vocabulaire juridique, Mais en pratique, il approuve, il défend même, un droit temporaire exclusif de l'auteur sur toutes les impressions et réimpressions de son œuvre ; et ce monopole commercial avec toutes ses conséquences ne le gêne pas. Bossange à l'inverse se prononce pour une « propriété littéraire » perpétuelle, et ne semble pas se soucier de créer ainsi « une sorte d'aristocratie dans les lettres » ; mais il refuse tout monopole, en faisant alors de la propriété littéraire une propriété partagée en termes d'usages, passé les dix ans du privilège exclusif accordé à l'auteur sur la première publication[8]. La liberté de réimpression est alors totale et bénéficie à tous les libraires, et aussi à tous les acheteurs et lecteurs de livres (le public), l'auteur devant cependant être payé pour chaque livre ainsi produit selon une règle uniforme.

Cette proposition de redevance uniforme, proportionnelle, est bien une forme de « droit réservé » qui assure à l'auteur la récompense auquel il a droit, et Renouard lui-même a envisagé cette possibilité en 1838 avant de la rejeter en préférant ce qui existe déjà, le privilège exclusif. Il avance alors comme arguments « l'impossibilité d'une fixation régulière et l'excessive difficulté de la perception » (op. cit., 1838, p. 464). Le deuxième point semble étrange et dénué de tout fondement, contredit d'ailleurs à l'époque par le libraire Bossange (voir la note 5). Pour le premier, Renouard affirme que « le règlement en est impossible » (ce qui là encore est bien peu convaincant) : On ne peut laisser les parties fixer cette somme, ni recourir à des experts, ni demander à la loi de déterminer une redevance fixe, selon un principe uniforme. C'est pourtant ce que propose Bossange; c'est aussi à notre époque le principe habituel de fixation de ce que l'éditeur doit à l'auteur, un certain pourcentage du prix du livre, variable suivant l'importance des ventes et le pouvoir de négociation de l'écrivain.

La propriété littéraire que propose Hector Bossange n'est pas un « droit entier et absolu sur les choses », selon la définition générale et abstraite du code civil et de Renouard. C'est une propriété partagée composée de droits différents attribués à l'un ou l'autre des protagonistes de l'économie du livre. Commercialement, les libraires sont libres de réimprimer le texte et de l'éditer à leur convenance, ce qui fait qu'ils sont tous en concurrence. Ils doivent cependant payer à l'auteur un droit fonction du nombre de livres qu'ils vont produire et essayer de vendre; l'introduction d'une règle uniforme (une redevance proportionnelle) change la manière d'évaluer le « mérite » commercial d'une œuvre, mais ne change pas fondamentalement les pratiques, la somme due à l'auteur étant toujours avancée par le libraire et indépendante du niveau réel des ventes (contrairement aux pratiques actuelles). Par ailleurs, l'auteur reste le seul à pouvoir modifier le texte et le seul à autoriser des éditions revues et corrigées. A défaut, les libraires ne peuvent que réimprimer les versions parues antérieurement.

La question de la pérennité se pose alors différemment pour ces différents droits : droit de l'auteur sur son texte, droit d'impression et réimpression, droit de l'auteur à la redevance. Le droit de modifier, de corriger le texte est par nature un droit personnel de l'auteur, qui devrait disparaître avec lui, et qui en bonne logique est non transférable. Le droit au paiement par contre est posé comme perpétuel dans la proposition de Bossange; mais une durée limitée ne changerait rien au principe de la redevance et au régime de concurrence qui en découle. Comme le note lui-même Renouard (op. cit., 1838, p. 464), c'est une question indépendante du choix entre « privilège et redevance ».

Cette « Opinion nouvelle sur la propriété littéraire » doit être mise en rapport avec le commerce de la librairie dans les conditions de l'époque, avec le dualisme profond qui oppose les deux formes d'édition du domaine public d'un côté (des classiques de l'Antiquité aux auteurs du XVIIème et XVIIIème siècle, c'est-à-dire toutes les œuvres antérieures à 1793), de l'édition du domaine privé de l'autre (les ouvrages dits de propriété). Ce dualisme a aussi un aspect international, puisque, partout où existe une législation sur la propriété littéraire, la règle générale est que la protection accordée s'arrête aux frontières; les œuvres des auteurs étrangers font alors partie du domaine public. Ces deux secteurs fonctionnent - comme l'énonce Bossange - de manière très différente : les règles à suivre ne sont pas les mêmes, les conditions d'activité des libraires-éditeurs n'ont plus. Dans le domaine public, le libraire peut définir son projet éditorial comme il le souhaite, mais il n'en est pas de même dans le domaine privé où le contrat passé avec l'auteur précise le projet (le segment de marché et le tirage) et fixe la durée d'exclusivité concédée, souvent très courte à l'époque[9]; il doit de plus faire l'avance des droits et des frais. Les deux secteurs différent par les risques, les engagements en capitaux, les bénéfices espérés.

Le projet d'Hector Bossange vise à effacer partiellement cette différence, en rapprochant le domaine privé de la propriété littéraire du domaine public, sans diminuer pour autant le revenu des auteurs. L'introduction d'une liberté de réimpression avec redevance aurait de plus l'avantage de réduire l'écart avec la réimpression belge en dotant les libraires parisiens de la même liberté d'entreprendre que ceux de Bruxelles.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir « Requête à LL. EE. MM. Les ministres du Roi, par la commission d'enquête de la librairie de Paris », 1829.

[2]  Voir le compte-rendu de la Commission la Rochefoucault de 1825-1826, et celui de la commission des contrefaçons de 1836-1837.

[3]  L'auteur fait référence à un article du Journal des Débats (du 6 novembre 1836) sur les premières séances des commissions Villemain et Ségur sur les contrefaçons littéraires et la propriété littéraire.

[4]  Son argument est différent de celui avancé par Charles Hen, dans De la réimpression, 1851 (voir notice). Celui-ci met en effet d'abord en avant la baisse des prix et l'extension du marché par conquête de nouveaux acheteurs, comme conséquences de la concurrence.

[5]  Bossange précise en note que c'est à regret qu'il a mis dix ans, car « c'est encore un privilège dont la longueur sera nuisible aux auteurs. Mais j'ai craint de heurter les esprits. Je reconnais seulement qu'il faut fixer un laps de temps convenable pour que l'auteur soit certain d'abord qu'il trouvera un éditeur qui voudra bien courir les risques de l'impression d'un ouvrage encore inconnu, et ensuite qu'il aura le temps de modifier son œuvre » (p. 22).

[6]  L'exécution ne soulèverait guère de difficulté, note l'auteur, puisque tous les ouvrages portés à l'impression sont déjà soumis à déclaration à la direction des beaux arts avec le nombre d'exemplaires prévus. De plus, la mise en vente ne peut se faire sans récépissé du dépôt au ministère de l'intérieur, ce qui garantit l'effectivité du paiement (p. 23 et 24).

[7]  Cela représenterait cependant un changement dans la définition de la valeur de la propriété littéraire des uns et des autres, car cette valeur est rarement liée à l'époque à l'importance des tirages ou des ventes. Un marché important pour les ouvrages nouveaux est d'ailleurs celui des cabinets de lecture, avec presque toujours le même nombre d'exemplaires vendus, un nombre qui est loin de mesurer l'engouement éventuel du public et le nombre réel de lecteurs. Un autre débouché pour les auteurs est le feuilleton, qui concurrence la vente des livres. Commercialement, cette « propriété littéraire » est une valeur spéculative. Dans les différents contrats passés par lui avec les libraires, avant toute vente et fort de son droit exclusif, l'auteur fixe cette valeur, avec des exigences bien différentes d'un auteur à l'autre. On peut aussi obtenir des avances ou emprunter sur la « valeur » de « sa » propriété littéraire, existante ou à venir (Voir par exemple Francis Dumont et Jean Gitan, De quoi vivait Lamartine, 1952).

[8]  Sous la Restauration en 1826, le gouvernement Villèle présente aux chambres un projet de loi de généralisation des majorats fonciers, créés par Napoléon ; l'enjeu étant la consolidation de la noblesse terrienne, base du régime. Ce projet qui remettait en cause la règle de partage égalitaire entre les héritiers du code civil se heurta à l'opposition libérale, et fut d'ailleurs rejeté par la Chambre des Pairs. Charles Renouard devait alors introduire le thème des majorats littéraires dans un article contre les projets de droits perpétuels discutés par la commission La Rochefoucauld de 1825-1826 sur la propriété littéraire (Cf. « Projet pour la fondation d'une nouvelle noblesse », Le Globe, 26 janvier 1826).

[9]  En réalité, peu d'auteurs vivent réellement de leurs écrits, mais le domaine privé est fait pour eux. Les droits sont alors en moyenne de 800 à 2000 francs, payés en deux ou plusieurs fois à partir de la mise en vente, pour 1000 à 2000 copies, pendant un ou deux ans (Haynes, Lost illusions, 2010), p. 37-38).