Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Requête à LL. EE. MM. Les ministres du Roi, par la commission d'enquête de la librairie de Paris (1829).

Origine : Bibliothèque nationale de France

Cette requête des libraires parisiens est une réponse à l'enquête générale lancée en 1828 par les ministres de Charles X afin de s'informer de la situation du commerce en France. L'enquête fut réalisée industrie par industrie, avec trois commissions pour l'économie des livres, dans l'imprimerie, la fabrication du papier, et la librairie. La commission de la librairie réunit des libraires parmi les plus importants de la capitale, Charles Gosselin, Jules Renouard, Treutell et Würtz, et la famille Bossange, le père et les deux fils, Hector et Adolphe. Elle demanda (1) la suppression des brevets de librairie, (2) le renforcement de la propriété littéraire, et (3) des mesures douanières, essentiellement dirigées contre l'introduction de réimpressions étrangères en France.

(1) Depuis le décret sur la librairie de 1810[1], l'économie des livres - imprimerie, librairie (et ce qu'on commençait à appeler l'édition) - était contrôlée par une administration spécifique, l'Administration de la Librairie qui accordait ou non, et éventuellement retirait, des brevets d'exercice du métier d'imprimeur ou de libraire. Les brevets de libraires n'étaient pas limités en nombre, à la différence de ceux des imprimeurs , mais leur attribution discrétionnaire et leur retrait éventuel ne pouvaient guère trouver grâce aux yeux des libraires les plus libéraux[2].

La commission revendique l'abolition de ces brevets de librairie, qu'il s'agisse de la librairie ordinaire ou des cabinets de lecture, ou de l'activité de colportage; elle demande une « liberté totale et illimitée » pour tous ceux qui vendent et débitent les livres. Elle ne le fait d'ailleurs pas au nom du principe général de la liberté d'expression et de la liberté de la presse, et n'étend pas sa demande aux imprimeurs[3]. Elle le fait platement au nom des principes de liberté du commerce « consacrés par la charte, dont jouissent presque toutes les professions industrielles ». La librairie, pas plus que les autres industries, n'a besoin d'une protection par privilège.

(2) Le deuxième point abordé est celui de la propriété littéraire. La commission souhaite une législation uniforme (européenne) sur la propriété littéraire, chaque pays s'engageant à respecter la propriété littéraire des auteurs étrangers[4]. Elle se prononce aussi contre l'assimilation de la propriété littéraire aux autres propriétés, ce qui signifierait accorder au droit exclusif une durée illimitée. Elle propose même de limiter ce droit d'auteur à 25 ans après la mort, alors que la commission La Rochefoucault de 1825-1826 avait proposée d'étendre les 20 ans du décret de 1810 à 50 ans après la mort.

Une durée illimitée pourrait être acceptée, explique la Requête, si l'auteur créait de toute pièce la matière de ses propres ouvrages, mais « il ne fait que puiser les éléments de son travail au foyer commun des lumières (...), il ne fait que rectifier, développer ce qui existe, ajouter ce que l'étude et de nouvelles observations lui révèlent, et présenter le tout sous une nouvelle forme », sa jouissance ne doit donc pas être perpétuelle. Dans le cas contraire, « on risquerait de voir une foule d'ouvrages utiles perdus pour la littérature, soit par la cupidité des héritiers ou ayant-cause (...), soit par leur incurie ou le défaut d'accord entre eux (...). De plus, on frapperait d'inaction (...) un grand nombre de presses, qui, faute de livres nouveaux à produire, s'occupent à multiplier les bons ouvrages du domaine public... » (p 18).

Les libraires défendent donc le domaine public, qui représente d'ailleurs une part très importante des productions de la librairie sous la Restauration[5], et une forme d'économie très différente de celle des « nouveautés », particulièrement spéculative et incertaine, l'exclusivité temporaire transférée temporairement par l'auteur au libraire compensant assez mal dans les conditions de l'époque les risques encourus. Mais la commission émet surtout le vœu que la loi fixe de manière générale, mais précise, tous les points encore litigieux de la propriété littéraire : problèmes liés aux abrégés et aux morceaux choisis, aux publications d'extraits, statur des notes et commentaires ajoutés à un texte du domaine public, de la traduction immédiate d'un ouvrage dans une langue étrangère,...

(3) Le passage sur les douanes traite essentiellement des procédures et des tarifs, la commission proposant de maintenir la prohibition des introductions de réimpressions à l'étranger d'ouvrages sous droit d'auteur, et de conserver le tarif existant pour les réimpressions du domaine public, afin de protéger de cette concurrence la librairie française. Elle propose aussi de diminuer le tarif pour les productions originales à l'étranger en langue française et de rendre totalement libres les réimportations. On voit aussi apparaître le thème de la « contrefaçon belge », les exportations des libraires de Bruxelles commençant alors leur essor historique. La requête ne peut que constater que « ces contrefacteurs inondent les pays étrangers de leurs éditions à un prix qui souvent n'est que la moitié de celui de l'édition originale », et affirmer « Les voies commerciales sont insuffisantes pour empêcher de tels abus; et nous nous confions pleinement dans les vues paternelles et éclairées du Gouvernement pour y porter remède »[6].

Pierre-André Mangolte

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[1]  Pour Napoléon et le Conseil d'Etat (voir Locré, Discussions sur la liberté de la presse, la censure, la propriété littéraire, l'imprimerie et la librairie..., 1819), il s'agissait essentiellement de : (1) réorganiser le système de contrôle et de censure préalable de la presse et des écrits mis en place sous le Consulat, en le retirant à la Police (Fouché) pour le confier à une nouvelle administration, celle de la Librairie rattachée au Ministre de l'Intérieur; (2) d'assainir le marché et d'empêcher toute surproduction, par la limitation de la concurrence et du nombre de producteurs ; cette concurrence étant jugée par une bonne partie de l'industrie comme automatiquement anarchique et ruineuse. On décida donc de réduire dans le nombre d'imprimeurs et de libraires, et d'interdire, avec le système des brevets, l'arrivée de nouveaux concurrents.

[2]  Sur ce point voir Felkay, Balzac et ses éditeurs, 1822-1837, essai sur la librairie romantique, 1987, p. 26 et suivantes,

[3]  Voir pages 13-14 en particulier, où la requête disjoint soigneusement les brevets de librairie des brevets d'imprimerie. A l'époque, les acteurs de l'économie du livre étaient d'ailleurs profondément divisés sur la question des brevets comme sur la propriété littéraire. Certains, les plus « libéraux », voulaient la suppression de tous les brevets. D'autres à l'inverse, plus « corporatistes » craignaient la concurrence qui en découlerait, et prônaient le maintien du système existant. D'autres étaient sur une position intermédiaire, comme Ambroise-Firmin Didot : suppression pour la librairie et maintien pour les imprimeurs, une position qu'il défendit en 1829 dans la commission des imprimeurs. Cf. Haynes, Lost illusions, 2010, p.54 et suivantes.

[4]   La commission donne en exemple le Danemark, lequel venait de reconnaître (en 1828) unilatéralement et sans condition, les droits des auteurs étrangers, en interdisant par là-même toute réimpression (hors domaine public) sur son propre territoire. Cependant, dans le projet de loi proposé par les libraires, on n'évoque qu'une reconnaissance de principe sous condition de réciprocité, ce qui préserve les réimpressions (ouvrages anglais, italiens, allemands) faites en France, tant que ces pays n'ont pas eux-mêmes proscrits leurs propres réimpressions et les « contrefaçons belges » (article 12).

[5]   Pendant toute la première moitié du XIXème siècle, le marché des œuvres littéraires reste dominé par les classiques du domaine public, avec des éditions nombreuses et variées (œuvres complètes, morceaux choisis, anthologies, etc.) de Voltaire, Molière, Racine, Fénelon, etc. Sous la Restauration, le livre le plus édité et le plus lu est d'ailleurs les Fables de La Fontaine (Haynes, Lost illusions, 2010, p. 35-36). L'édition des auteurs romantiques, des « nouveautés », représentait alors un secteur à part, plus spéculatif que beaucoup de libraires d'ailleurs dédaignaient.

[6]  C'est seulement sous la Monarchie de Juillet que cette demande, réitérée entre temps, trouvera un réel écho, avec la mobilisation de l'administration contre l'économie de la réimpression à Bruxelles et ailleurs. Voir le compte-rendu de la commission des contrefaçons de la librairie française (1836-1837).