Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Jules Dupuit, «Du principe de propriété. Le juste – l’utile», Journal des économistes, 2e série, tomes XXIX et XXX, 1861.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Cet article a été publié en 1861, en deux parties, dans le Journal des Economistes. Le Journal des Economistes, créé en 1842, était à l'époque un lieu privilégié de défense et illustration des thèses libérales, et parfois même ultra-libérales. L’article de J. Dupuit s’insère dans les controverses qui se sont déroulés autour du Congrès de la propriété littéraire et artistique qui s’est tenu à Bruxelles en 1858[1]. Trois membres de la Société d’économie politique, Victor Modeste, Frédéric Passy et Prosper Paillotet ont défendu dans ce congrès, puis dans un ouvrage de 1859[2], le principe d’un droit de propriété perpétuel des auteurs sur leurs œuvres, position également soutenue par Frédéric Bastiat, dont ils sont les disciples. Leur argumentation s’appuie sur la conception dominante des libéraux de l’époque : la propriété comme droit naturel de l’individu sur les produits de son travail. Cette thèse va provoquer des réactions et oppositions nombreuses, parmi lesquelles celles de Proudhon[3] et d'Auguste et Léon Walras[4]. L’article de Jules Dupuit se situe dans ce contexte, s’opposant de manière frontale aux économistes et juristes partisans de cette thèse; il est aussi, au-delà de la seule question de la durée du droit d’auteur, l’occasion d’une réflexion approfondie sur la nature et les fondements de la propriété, considérée comme une «institution humaine».

Jules Dupuit, ingénieur et économiste, est connu en tout premier lieu comme un des premiers grands contributeurs à la théorie économique de l’utilité[5]. Il défend une conception utilitariste de l’économie, qui s’exprime précisément dans sa vision de la propriété : le bon régime de propriété est celui qui favorise le bien-être de la société. Au-delà de cet aspect, son texte est remarquable par les dimensions multiples qu’il mobilise, touchant notamment aux fondements de la propriété et de l’ordre social, aux rapports entre efficacité et justice, à la théorie de la valeur – le rejet de la valeur fondée sur le travail – ou encore aux principes de formation des institutions fondamentales de l’économie.

Son article est construit autour d’une confrontation entre deux conceptions de la propriété : la première qui la fait dériver d’un droit fondamental, un droit naturel, antérieur à la loi, censé exprimer «le juste» ; et la seconde, qu’il défend, qui voit la propriété (et les différents «régimes» de propriété que l’histoire met en lumière) comme une convention, exprimée dans la loi, et donc comme une «institution humaine», qui vise «l’utile». Le texte s’attache, dans la première partie, à la propriété du sol, et dans la deuxième partie, à la propriété intellectuelle.

L’argumentation de Dupuit s’appuie sur l’histoire comme sur une réflexion à caractère plus théorique. L’histoire montre d’une part que, contrairement à ce que disent les tenants de la théorie du droit naturel, l’appropriation du sol a été collective avant d’être individuelle ; et d’autre part que les formes de propriété de la terre, comme ses modes de transmission, ont été très diverses selon les régions et les époques. Ainsi, «l’appropriation du sol est susceptible d’une infinité de modes [...] tous dérivent de la loi qui les constitue». Il reste alors à comprendre ce qui peut justifier le choix de tel ou tel mode. La réflexion théorique – comme historique – montre que les tentatives de fonder la propriété (privée) sur le droit naturel (le juste) – en l’occurrence le droit du premier occupant de la terre à se l’approprier et à la transmettre librement – débouchent sur des «difficultés et des contradictions inextricables», et qu’elle ne peut en rien expliquer la diversité des modes de propriété. Il faut en fait considérer que les règles régissant l’appropriation et la transmission des biens sont fondées sur des conventions humaines, qui s’expriment, dans nos sociétés, dans le système légal. Dupuit peut ainsi parler de «propriétés artificielles», en évoquant la création, en France de charges d’avoué, notaires ou autres. Ces conventions doivent être comprises selon une logique d’utilité : leur finalité, et leur justification se situent dans la recherche de l’intérêt général de la société, ce qui signifie pour lui la recherche de la production de richesse la plus grande, dans une optique très proche de celle de Bentham : la propriété doit être réglée «de manière que la somme des jouissances de chacun soit la plus grande possible». Ainsi, «L’appropriation privée du sol n’a pas d’autre raison d’être […que d'] augmenter la richesse générale». Cette ligne d’argumentation lui permet de s’opposer non seulement aux autres économistes tenant de la théorie des droits naturels, mais aussi aux socialistes. Et cela en opposant précisément justice et utilité : certes, les lois régissant la propriété suscitent des inégalités de revenus considérables, mais elles permettent l’utilité la plus grande; «La propriété et l’héritage doivent être réglés par la société, non selon des principes de justice, mais selon celui de l’intérêt public»; et ajoute Dupuit, dans une vision de l’ordre économique très actuelle, «la loi économique de l’offre et la demande, qui rétribue cent fois plus la danseuse et le chanteur que le magistrat, le général ou le laboureur, n’est ni juste ni injuste ; elle est, il faut l’accepter».

La première partie du texte de Jules Dupuit se termine par un débat imaginaire avec Joseph Garnier, autre grande figure du libéralisme français du XIXème siècle, qui lui permet de reprendre ses arguments pour affirmer que la loi fonde la propriété, et ne se contente pas de garantir des droits qui lui préexistent. Cela est l’occasion en particulier, d’affirmer que la valeur des biens – et notamment de la terre - repose sur l’utilité et la rareté, et non pas sur le travail, ce qui permet de renforcer encore la thèse selon laquelle «Le vrai fondement de la propriété foncière n’est donc ni le travail ni la justice, c’est l’utile». Nier que la propriété ait son fondement dans le travail est essentiel pour l’argumentation de Dupuit, tout particulièrement face aux socialistes tenant d’une propriété publique. En effet, soutenir que la légitimité de la propriété de la terre dérive seulement «des droits naturels et sacrés du travail» (le travail des premiers qui l’ont exploitée) devrait conduire, nous dit Dupuit, à exproprier pratiquement tous les propriétaires actuels, et à instaurer un régime de propriété nationale publique, dans la mesure ou l’histoire montre que la propriété a dans la plupart des cas comme origine non pas le travail, mais «la violence et la spoliation».

Dans La deuxième partie de son texte Jules Dupuit va s’attacher à appliquer sa conception de la propriété aux questions que soulèvent la propriété intellectuelle, propriété artistique et propriété industrielle. La doctrine qui fonde la propriété sur le droit naturel de chacun sur les produits de son travail conduit à affirmer l’existence d’un droit absolu de l’auteur ou de l’inventeur sur ses créations[6], et donc à promouvoir un droit de propriété perpétuel des auteurs ou des inventeurs sur leurs œuvres ou découvertes. Les effets négatifs qu’aurait un tel droit, notamment dans le domaine de la propriété industrielle, avaient pourtant déjà été mis en avant par Renouard, auquel Dupuit fait référence : «Créer un tel droit d’occupation des idées, en affectant à l’inventeur et à ses représentants la perpétuelle exploitation de sa découverte, serait déshériter à l’avance tous les inventeurs futurs ; c’est vouloir que les essais entrevus par Papin envahissent et paralysent les inventions de Watt».

Dupuit s’attache à montrer là encore les incohérences auxquelles sont conduits, selon lui, les «partisans du juste» - parmi lesquels il situe Renouard - notamment quand ils tentent de justifier les différences de droits entre propriété artistique, propriété industrielle et propriété foncière. Pour lui la seule approche cohérente et pertinente est celle qui repose sur «le principe de l’utile». Ce qui signifie qu’il faut, répète-t-il, rechercher en tout domaine les institutions qui «produiront la plus grande somme de jouissance, sans s’inquiéter de la justice» autrement dit, sans se préoccuper de la «répartition la plus juste des produits entre les individus». Ce principe, appliqué à la création signifie qu’il faut rechercher le mode d’appropriation qui favorise la production du plus grand nombre d’œuvres et d’inventions. Ce principe de recherche de l’intérêt public, (et non de l’intérêt du producteur ou du créateur) justifie des règles différentes selon les domaines. C’est parce que les produits de l’intelligence sont profondément différents de la terre (et plus généralement des biens matériels), et que les caractères de l’œuvre sont différents de celles de l’invention, que le même principe d’utilité doit conduire à promouvoir des modes d’appropriation spécifiques à chaque cas.

Ainsi, nous dit Dupuit, si la propriété privée s’impose pour la terre, dans la mesure où elle en favorise l’exploitation, et par là répond à l’intérêt public, il n’en est pas de même pour ce qui est des produits de l’intelligence pour lesquels il n’est pas loin de défendre une appropriation collective ou commune, ce qu’il appelle le «communisme». Son argumentation est riche, elle aborde l’essentiel des questions que traitera ultérieurement la microéconomie de la connaissance et de l’innovation, et que l’on retrouve dans les débats actuels sur la propriété intellectuelle.

Tout d’abord, en ce qui concerne la propriété artistique, l’appropriation privée ferait obstacle à la diffusion des œuvres. De plus, placer les œuvres dans le «domaine commun» assure «la sauvegarde de leur conservation et leur immortalité». L’autre argument majeur que mobilise Dupuis est ce que l’on qualifie aujourd’hui de caractère «non rival» des œuvres intellectuelles, il s’agit de biens «dont on peut jouir indéfiniment sans les détruire». Et il est de l’intérêt de la société d’en empêcher la destruction, et cela en limitant les droits des individus. Toutes ces raisons font que dans le cas présent «ce qui convenait à l’intérêt public, c’était le communisme». Qui, tente-t-il de montrer, est également de l’intérêt des auteurs, en favorisant la diffusion de leurs œuvres, alors que, par ailleurs, la grande incertitude des bénéfices au-delà d’une période courte, fait qu’un droit d’auteur de longue durée, et à fortiori un droit perpétuel, ne serait pas pour eux d’un grand intérêt. On voit ici que, tout en privilégiant l’intérêt public, Dupuis cherche à ménager les intérêts individuels, tout particulièrement ceux des producteurs. C’est sans doute ce qui fait que, alors que «le communisme convient à l’œuvre littéraire», il se rallie apparemment à ce que l’on peut considérer comme un compromis entre propriété privée et propriété commune : un droit d’auteur de durée limitée qui, à vrai dire, si l’on suit son argumentation, devrait être courte.

Dans le cas de la propriété industrielle, sa position est plus radicale : «le communisme […] est indispensable à l’œuvre industrielle […] il est avantageux que l’invention soit dans le domaine commun». Une appropriation privée a pour lui des effets extrêmement négatifs, un point de vue qui n’a rien d’exceptionnel à l’époque ou il écrit. La raison essentielle se trouve dans ce que l’on qualifierait aujourd’hui de caractère cumulatif et systémique du progrès technique : une invention ne vaut que grâce à des inventions complémentaires, et des perfectionnements multiples venant d’horizons divers. De sorte que «l’invention exploitée par le seul inventeur reste toujours stationnaire». Dupuit voit également les problèmes juridiques et les conflits multiples auxquels conduit l’usage du brevet, de même que les problèmes de valorisation des brevets. Ce qui lui permet, là encore, de soutenir que l’appropriation privée, par le brevet, tout en s’opposant à l’intérêt général, ne profite pas vraiment aux inventeurs : «Les brevets d’invention créent donc d’immense embarras pour le public, sans grand profit pour les inventeurs». Dupuis considère finalement le brevet, donnant à l’inventeur un droit temporaire, comme un compromis acceptable, dans la mesure ou il joue le rôle d’un «stimulant artificiel» à l’invention, une incitation dirait-on aujourd’hui. Mais il envisage clairement comme alternative possible, et sans doute souhaitable, la suppression totale des brevets, auquel se substituerait un autre mode de rémunération des inventeurs. Ce qui, remarque-t-il, ne ferait qu’aligner leur situation sur celle des savants.

La position utilitariste de Dupuit est dans une certaine mesure celle qui domine la vision aujourd’hui la plus répandue parmi les économistes, notamment dans le domaine de la propriété intellectuelle. Là, comme ailleurs, les bonnes règles et institutions seraient celles qui assurent l’efficacité ou l’optimalité, souvent assimilés à la maximisation de la production (et de l’innovation). Il y a cependant une différence qui touche à la conception utilitariste qui inspire Dupuit, : il y a chez ce membre d‘un des grands corps de l’État français, l’idée d’un intérêt public, distinct et parfois opposé aux intérêts individuels, qui doit orienter les règles de droit et les choix collectifs ; alors que l’économie néo-classique s’est attachée, tout particulièrement à partir des années 1970, à éliminer, à partir de la perspective parétienne, toute référence à une notion d’utilité publique qui ne soit dérivable des utilités individuelles. Il est vrai que certains travaux de Dupuit, notamment sur le surplus du consommateur, ont pu préparer le terrain au point de vue strictement individualiste aujourd’hui dominant. Un autre aspect qui marque le propos de Dupuit est son pragmatisme : il est normal que face à des questions complexes les réponses puissent varier selon les lieux et les époques, et c’est finalement l’expérience qui doit conduire à élaborer progressivement, en matière de propriété intellectuelle en particulier, les législations les plus adaptées. Pour lui, une des grandes vertus du point vue utilitariste est précisément qu’il permet de comprendre et justifier la diversité des législations et leurs changements.

Olivier Weinstein

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[1]  Ce congrès a réuni plusieurs centaines de participants de quinze pays, la France étant, en dehors de la Belgique, le pays le plus représenté. L’ouvrage de Victor Foucher, Le congrès de la propriété littéraire et artistique tenu à Bruxelles en 1858, Publication du cercle de la librairie, Paris, 1858, en donne un compte rendu détaillé.

[2]   Victor Modeste, Frédéric Passy et Prosper Paillotet, Etudes sur la propriété intellectuelle, E. Dentu, Paris, 1859.

[3]  Voir Pierre-Joseph Proudhon, Les Majorats littéraires, examen d'un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, 1862.

[4]  Voir Auguste et Léon Walras, «De la propriété intellectuelle. Position de la question économique», Journal des Economistes, tome 24 (n° 12), décembre 1859.

[5]  Marqué essentiellement par un article publié en 1844, dans les Annales des ponts et chaussées, «De la mesure de l'utilité des travaux publics». Il est considéré notamment comme l’initiateur de la théorie du surplus du consommateur.

[6]  Comme le rappelle Charles Coquelin, cité par Dupuis, dans son article «Brevets d’invention» du Dictionnaire de l’Économie Politique de 1852. Coquelin critique lui-même cette conception.