Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Henri Carey, Letters on International Copyright, 1853, (2nd edition, 1868, New York).

Origine : University of Michigan Library

La loi américaine du copyright de 1791 n'accordait ce droit qu'aux citoyens et résidents américains, et les Etats-Unis restèrent pendant presque tout le XIXème siècle à l'écart du mouvement conduisant à une reconnaissance mutuelle du droit d'auteur à l'échelle internationale. Rappelons qu'en Europe, le Danemark est le premier pays à étendre son droit d'auteur au niveau international (1828), suivi par la Prusse (1836), l'Angleterre (1837), la France sous Napoléon III (1852), et qu'en 1854, un accord met fin à la «piraterie belge». A cette époque, ne restent à l'écart du copyright international que la Russie, l'empire Ottoman et les Etats-Unis d'Amérique (Clark, 1960)[1]. Dès 1836 pourtant, une minorité active, relayant les plaintes et accusations des auteurs et éditeurs anglais contre la «piraterie» américaine, bombardait avec constance le Congrès et la Présidence de multiples pétitions et propositions pour obtenir un changement de la loi. Mais le Congrès, et derrière lui les éditeurs et une grand partie de l'opinion, refusait obstinément.

Les Letters on International Copyright de l'économiste Henry Charles Carey, lui-même issu d'une famille d'éditeurs de Philadelphie et ancien éditeur, sont écrites pour s'opposer à une des nombreuses tentatives des partisans du copyright international, lesquels avaient comme argument principal une exigence de «justice», le droit naturel de l'auteur fondé sur «le travail et l'invention» impliquant selon eux la propriété littéraire. Ne pas accorder le copyright aux étrangers et aux anglais était donc profondément injuste. C'était du vol, une atteinte au caractère sacré de cette propriété littéraire, qui, comme tout autre propriété, devait être protégée par la loi. Un argument secondaire était par ailleurs avancé, selon lequel l'absence de copyright pour les anglais constituait une forme de concurrence déloyale empêchant la formation d'une littérature américaine distincte. Leurs opposants, dont Henry Carey, soulignaient à l'inverse le danger de ce copyright pour l'édition américaine et l'économie des livres des Etats-Unis, celle-ci reposant très largement à cette époque sur un accès libre aux productions anglaises (une économie du reprint (McGill, 2003). Un tiers environ des livres édités de 1851 à 1853 aux Etats-Unis étaient en effet des ouvrages anglais, anciens ou nouveaux, avec une forte proportion de ceux-ci encore sous copyright en Angleterre (Clark, 1960).

Dans son texte, Carey oppose la voie américaine au modèle de développement du capitalisme britannique. La centralisation systématique des activités et de la richesse à Londres, les salaires faibles généralisés (cheap labor), l'analphabétisme et l'ignorance, la forte hiérarchie sociale accompagnée de monopoles, autant d'éléments qui donnent selon lui «la mise en esclavage du corps et de l'esprit», et partant un marché très étroit pour l'édition, avec des tirages faibles, des prix élevés, et une grande inégalité de revenus et de situations entre les auteurs. En contraste, le mode de développement américain repose sur la décentralisation et une démocratie locale qui accorde beaucoup d'importance à l'éducation, aux écoles, aux lycées, aux universités, et à la presse. Tiré par une forte demande, le marché américain des livres est alors beaucoup plus important et bien plus dynamique que celui de la Grande-Bretagne, avec de gros tirages et des livres bon marché[2]. Tout ceci favorise l'accès de tous aux connaissances et à l'éducation, et représente un élément fondamental pour la démocratie américaine dans sa forme républicaine (self-government), ce qui évidemment risque d'être remis en cause en cas d'accord sur le copyright international...

Le conflit sur le copyright international soulève donc plusieurs questions, présentes dans le texte de Carey. C'est d'abord un simple débat de politique économique, touchant les échanges extérieurs et la protection des auteurs et des éditeurs américains (ce que l'on appelle aujourd'hui «l'exception culturelle»), mais ce débat prolongeait aussi plus fondamentalement la controverse qui, aux Etats-Unis comme en Europe, opposait les partisans de la propriété littéraire (ou du copyright perpétuel en commun law) à ses adversaires, dont Carey. La présentation de l'économie des textes (et des idées), de leur production, de leur circulation, de leur diffusion et de leur ré-emploi, faite par Carey s'oppose alors frontalement à l'approche de ses adversaires en termes de propriété, car le seul rapport pris en compte alors est celui de l'auteur-propriétaire avec son œuvre[3]. Carey pose directement la question en termes de rapports entre trois catégories d'acteurs : (1) les auteurs titulaires d'un copyright, (2) les auteurs comme créateurs, producteurs d'une œuvre, et (3) le public, c'est-à-dire les simples «consommateurs d'idées et de faits». Le copyright est alors un monopole (ou privilège) accordé par la loi au bénéfice de la première catégorie, l'auteur-propriétaire, au détriment des deux autres, le public et les auteurs comme créateurs. Le problème n'est donc pas simplement un problème de prix et d'augmentation éventuelle de celui-ci en cas d'accord sur le copyright international, ce qui pourrait priver le peuple américain d'une littérature bon marché. C'est aussi un «problème de justice», mais pas la justice apparente de la revendication des auteurs anglais, lesquels, note Carey, nous traitent volontiers de voleurs ou de pirates.

Carey reprend la métaphore de Blackstone du «corps et de l'esprit»[4], pour la retourner contre les partisans de la propriété littéraire, en présentant une analyse du problème du copyright, où le «stock collectif et commun des connaissances, des faits et des idées», joue le rôle principal. «Les idées et les faits contenus dans un livre constituent son corps. Le langage au moyen duquel ils sont apportés au lecteur constitue les habits de ce corps. Pour le corps [ce stock collectif et commun de connaissances], aucun copyright n'est reconnu» (Carey, 1853)[5]. Le copyright, affirme Carey, n'est pas fait pour le corps, il est simplement fait pour les habits qui revêtent les faits et les idées. «Les faits et les idées sont propriété commune, et le public, comme propriétaire, a le droit de les utiliser comme il le veut». Ici surgit la figure de la dette sociale, puisque l'auteur est toujours redevable du corps de son livre à cette propriété commune. «C'est grâce aux contributions de vos prédécesseurs à ce stock commun que vous êtes débiteurs du pouvoir de faire un livre»; et, à votre tour, vous devez contribuer à l'augmentation de ce stock. Il est d'ailleurs impossible et contreproductif, nous dit Carey un peu plus loin, de privatiser les idées et les connaissances. Leur évolution est incrémentale et lente, par étapes imperceptibles, et la monopolisation d'un ou plusieurs éléments conduirait au blocage de leur diffusion, empêchant tout progrès ultérieur.

D'un côté donc, argumente Carey, il y a les producteurs de faits, de connaissances ou d'idées, des savants souvent assez mal récompensés d'ailleurs, de l'autre le public; entre les deux, des intermédiaires, les auteurs qui taillent les habits, en arrangeant et combinant les faits et les idées. Pour que ces intermédiaires soient rémunérés pour le service qu'ils rendent, il faut que le législateur intervienne, car en common law, en droit naturel, ni le corps, ni l'habit ne sont sous copyright. Il ne faut cependant rien faire qui prive le public de l'accès à la connaissance, et la dissémination de celle-ci. L'inconvénient majeur du copyright n'est donc pas aux yeux de Carey le prix à payer (quelques cents à l'auteur), mais le moyen retenu pour la collecte, car il s'agit d'un monopole. Si un système de licence pouvait exister ici, comme cela existe remarque-t-il en France pour les pièces de théâtre, une partie de la difficulté disparaîtrait, car tous pourraient imprimer et diffuser la connaissance. Les auteurs seraient alors payés, mais tous les éléments liés au monopole disparaîtraient.

On à là une critique frontale de l'approche propriétariste et individualiste, et l'embryon d'une analyse globale de l'économie des connaissances (et des livres), une analyse qui s'intéresse à la production et la diffusion des livres (les habits portant les connaissances) à partir d'éléments (des matériaux produits par d'autres) conservés en stock et en propriété commune, lesquels sont ré-arrangés, transformés, améliorés, privatisés temporairement comme habits, pour être finalement remis dans le stock de la propriété commune. Carey pose ainsi directement la question dans des rapports collectifs, où les places de chacuns sont différentes, les intérêts contradictoires et divergents, ce qui pose comme cruciale la question du «monopole», et conduira plus tard au développement d'analyses utilitaristes en terme de balance ou de compromis social. C'est, semble-t-il, un des premiers économistes à faire cela systématiquement; il ouvre ainsi la voie aux analyses comparatives, conséquentialistes et critiques de l'institution du copyright, comme celles de Plant (1934) ou Breyer (1970).

Pierre-André Mangolte

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[1]  Il fallut attendre le Chace Act (1891) pour que les Etats-Unis étendent leur copyright aux auteurs étrangers, à condition cependant que les textes soient imprimés sur le territoire américain (manufacturing clause). La convention de Berne avait déjà été élaborée et signée (1887), mais les Etats-Unis n'en faisaient pas encore partie.

[2]  Les livres sont à l'époque en moyenne trois fois moins cher aux Etats-Unis qu'en Grande-Bretagne. Voir les données réunies par Carey dans son texte, et l'analyse de Plant (1934, p. 134).

[3]  Une approche qui se renforce à l'époque chez les juristes américains. Ainsi Curtis, dans le premier traité américain sur le copyright (1847), commence sa discussion de la contrefaçon par un thème familier : la nécessaire balance entre les droits privés de l'auteur et les intérêts du public et de la connaissance, imposant «une liberté raisonnable d'usage de toute la littérature antérieure», une analyse en continuité parfaite avec la tradition anglaise. Mais, un paragraphe plus loin, il prône un droit d'auteur qui ne soit pas construit sur la notion de réimpression verbatim, mais plutôt sur la valeur marchande ou les profits tirés de l'œuvre, sous n'importe quelle forme : «...while the public enjoys of reading the intellectual contents of the book to the author belongs the exclusive right to take all the profits of publication which the book can, in any form, produce» (Curtis, 1847).

[4]  «L'identité d'une composition littéraire consiste entièrement dans les sentiments et le langage; les mêmes conceptions habillées par les mêmes mots doivent nécessairement être la même composition, et quelque soit la méthode utilisée pour véhiculer cette composition jusqu'aux oreilles ou jusqu'aux yeux des autres, par une récitation, par l'écrit, ou par l'impression en un certain nombre de copies ou à n'importe quelle période du temps, il s'agit toujours de la même œuvre de l'auteur qui est ainsi véhiculée» (Blackstone, Commentaires, 1765-1769). Carey opère ici un subtil détournement, car la distinction de Blackstone, reprise ensuite par tous les partisans de la propriété littéraire, avait été introduite par lui pour fonder l'idée d'un objet de la propriété qui ne soit ni les idées véhiculées par le texte, ni la simple succession des caractères qui constitue le texte ou les copies verbatim, mais «l'œuvre» qui dépasse celui-ci, ce qui n'est pas du tout l'intention de Carey !

[5]  Carey reprend ici l'analyse de la majorité de la Cour Suprême, dans son rejet du copyright perpétuel en common law, dans l'affaire Wheaton v. Peters (1834). La publication est posée comme le moment décisif, celui où le texte manuscrit, propriété personnelle de l'auteur en common law, quitte la sphère privée pour entrer dans la sphère publique, et cesse alors de lui appartenir. Le copyright accordé par le Congrès reprivatisant en quelque sorte temporairement ce qui naturellement appartient au public. Même analyse dans une décision plus récente de la Cour Suprême : «By the common law, the author of a writing possesses the sole and exclusive right to publish it, but upon and after the first publication the writing may be published by anyone including the author, since the writing has gone into the public domain....The copyright statute extends the author's sole and exclusive right in accordance with its terms and provisions...In other words, it reserves the writing from the public domain for the effective period of the copyright. What we have just said is whatis meant by courts when they say: When the copyright comes in, the common law right goes out» (Warner Bros. Pictures v. Columbia Broadcasting System, 1954).

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Références :

Breyer, Stephen, 1970, «The uneasy case for copyright : a study of copyright in books, photocopies, and computer programs», Harvard Law Review, 84(2), december, pp. 281-351;

Clark, Aubert J., 1960, The Movement for International Copyright in Nineteenth Century America, Catholic University of America Press, Washington;

Curtis, George Ticknor, 1847, Treatise of copyright, Little and J. Brown, Boston;

McGill, Meredith., 2003, American Literature and the Culture of Reprinting, 1834-1853, Philadelphia, University of Pennsylvania Press;

Plant Arnold, 1934, «The economic aspects of copyright in books», Economica, 1(2), p. 167-195.