Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Louis Blanc, Organisation du travail, cinquième édition, au Bureau de la Société de l'Industrie Fraternelle, Paris, 1847

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Le livre de Louis Blanc, Organisation du travail, est paru pour la première fois en 1839. L'auteur y propose de substituer l'organisation du travail et l'association à la concurrence capitaliste sans limites, en utilisant pour ce faire la «force de l'Etat démocratiquement constitué»; une thèse qui connut un retentissement considérable, et rencontra aussi immédiatement de nombreux adversaires, en particulier du côté des économistes[1]. Au cours de ses rééditions successives, Louis Blanc ajouta une deuxième partie consacrée à la «propriété littéraire», où il discute la proposition de Lamartine d'étendre la durée du droit d'auteur à cinquante ans après la mort, en attendant, comme celui-ci le disait lui-même à l'Assemblée Nationale, de pouvoir dire «toujours»[2].

Louis Blanc attaque directement les envolées lyriques de Lamartine sur la propriété, dont la fonction serait, selon celui-ci, triple : «rémunérer le travail, perpétuer la famille, accroître la richesse publique». Mais, observe Louis Blanc, «pour que le travail fût rémunéré par le fait de constitution de la propriété, il faudrait que tous ceux qui travaillent fussent propriétaires, et que les propriétaires eussent travaillé. C'est le contraire qui arrive» (p. 243); et si la famille se perpétue par le fait de la propriété, la famille des non-propriétaires ne saurait alors se perpétuer, il faudrait alors changer la phrase : «La société, en constituant la propriété, a eu en vue de perpétuer la famille des uns, et d'empêcher que celle des autres ne se perpétue» (p. 244); et quand à l'accroissement de la richesse, concentrée aux mains de quelques-uns, on ne peut réellement l'appeler «richesse publique».

Il s'oppose évidemment au principe de la perpétuité et à l'assimilation du «prétendu droit qu'on voudrait consacrer» (p. 221) à la propriété ordinaire. Il cite ici, et reprend à son compte, les arguments de Portalis, Berville et bien d'autres, qui, lors des débats de mars 1841 à la Chambre des Députés, s'opposèrent frontalement à Lamartine, en critiquant le concept de propriété littéraire : la propriété de la pensée est une idée absurde et impossible, les idées sont faites être partagées (Portalis); la valeur des productions de l'esprit, à la différence des objets dont la consommation est individuelle, vient d'ailleurs de leur publication et de leur diffusion, et donc de la société; donner du pouvoir aux héritiers, c'est conduire à la censure ou à la disparition des œuvres (Berville), etc.

Il va cependant bien plus loin que tous ces opposants à Lamartine, en soulignant deux incohérences : celle de Lamartine qui demande la reconnaissance du principe de propriété littéraire, tout en limitant le droit exclusif de l'auteur à cinquante ans après la mort, et celle des adversaires de la propriété littéraire, qui refusent cinquante ou trente ans, mais acceptent dix ans, et donc le principe d'un droit de l'auteur à rémunération. «Il me semble que les adversaires du droit de propriété littéraire se sont trop exclusivement attachés à signaler les inconvénients de la tranmissibilité, de la perpétuité du droit. C'était à l'exercice du droit par l'auteur lui-même qu'il fallait s'attaquer. Au lieu de dire : «Substituez le mot rétribution au mot propriété, et bornant à dix ans la jouissance des héritiers, maintenez les choses au point ou elles en sont»; il fallait dire hardiment, courageusement, et comme il convient à ceux qui croient combattre pour la vérité : «Faites une loi, non pour consacrer la propriété littéraire, mais pour la déclarer anti-sociale et impie. Faites une loi pour abolir le métier d'homme de lettres, pour substituer au système de la propriété littéraire, non pas même celui de la rétribution individuelle, mais celui de la rémunération sociale»» (p. 238).

Louis Blanc critique directement le droit existant, le droit de l'auteur sur son œuvre conçue comme une marchandise, le principe donc d'une «rémunération par l'échange». Cela aboutit à transformer la littérature en un commerce comme un autre, à «soumettre la pensée à la théorie de l'échange», à conduire à «l'exploitation de la littérature par les littérateurs», «à consacrer la profession de l'homme de lettres, considérée comme métier, comme moyen de gagner de l'argent. Mais est-il dans la nature des choses, est-il dans l'intérêt public que la littérature devienne un procédé industriel ? Est-il bon qu'il y ait dans la société beaucoup d'hommes qui faisant des livres pour s'enrichir, ou même pour vivre ? J'affirme que non» (p. 221). L'écrivain, pour Louis Blanc, a une mission. Il doit savoir s'élever au-dessus des préjugés des hommes, avoir le courage de leur déplaire pour leur être utile, en un mot, les gouverner moralement. Au nom de cette indépendance, il ne peut être soumis au marché. «Que devient ce droit de commandement si l'homme de lettres descend à l'exercice d'un métier, s'il ne fait plus des livres que pour amasser des capitaux ? (…) Le mal est alors dans une affluence trop grande de littérateurs inutiles, mauvais ou dangereux (…) dans l'exploitation des livres par leurs auteurs (…) dans le fait que la littérature n'est plus qu'un métier; qu'on tient boutique de pensées; que les lecteurs sont devenus des chalands dont il faut pour conserver la pratique, tenter les goûts, servir les caprices, flatter bassement les préjugés, entretenir les erreurs...» (p. 232-233)

Louis Blanc souligne qu'il existe déjà des alternatives à cette soumission de la littérature et de la pensée au commerce, comme, à côté du patronage de l'Ancien Régime, le fait de vivre simplement d'une autre profession assurant ainsi à l'écrivain son indépendance. «Rousseau copiait de la musique pour vivre et faisant des livres pour instruire les hommes. Tel doit être l'existence de tout homme de lettres digne de ce nom» (p 223). Il propose ensuite (p. 255 et suivantes) de développer parallèlement au système existant «un mode de rémunération qui proportionne la récompense au service, la rétribution au mérite, et encourage les travaux sérieux, en affranchissant les écrivains de la dépendance d'un public qui court de préférence à ce qui l'amuse, et ne paie trop souvent que pour être corrompu ou trompé» en créant sur les principes de l'organisation du travail une «librairie sociale», qui relèverait de l'Etat sans lui être asservie, qui se gouvernerait elle-même, et ferait elle-même, entre ses membres, la répartition des bénéfices obtenus par le travail commun, affaiblissant ainsi l'influence désastreuse sur la littérature de la guerre acharnée que se livrent les éditeurs, permettant à tout auteur de mérite d'imprimer ses œuvres et de faire connaître son talent, permettant aussi que les livres les meilleurs soient ceux qui coûtent le moins cher[3].

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir par exemple le texte de Frédéric Bastiat, «Discours au cercle de la librairie» (1847), ou celui de Gustave de Molinari, «Propriété littéraire et artistique» (1853); Molinari va même jusqu'à inverser totalement l'argument moralisateur de Louis Blanc, selon lequel la rétribution par l'échange ne peut que conduire au triomphe des mauvais livres sur les bons livres (Justine contre Les pensées, Sade contre Pascal), en prônant au contraire l'allongement de la durée du droit et de la protection de la valeur marchande, comme moyen d'augmenter «au double point de vue de la quantité et de la qualité, la production des œuvres littéraires et artistiques».

[2]  Depuis 1841, les choses ont bien changé. La durée des droits d'auteur est aujourd'hui en France 70 ans post mortem. Lamartine est donc bien dépassé, et en pratique, la perpétuité n'est pas loin. Aux Etats-Unis, depuis le Sonny Bono Act (1998), la durée du copyright est, comme en France, 70 ans post mortem pour les auteurs humains, et 120 ans après création, ou 95 ans après publication, pour les entreprises.

[3]  Comme tous les auteurs qui ont réfléchi à une éventuelle disparition ou suppression du système du droit d'auteur (ou copyright) existant, Louis Blanc est conduit à mettre en évidence le caractère somme toute limité, voire inadapté dans certains cas, comme pour la littérature scientifique, la poésie, et bien d'autres productions littéraires, du financement des auteurs par le marché, et à explorer des alternatives dont certaines sont bien réelles. Voir dans le même sens, Plant, «The Economic Aspects of Copyright in Books», Economica, 1(2), 1934, et Stephen Breyer, «The uneasy case for copyright : a study of copyright in books, photocopies and computer programs», Harvard Law Review, 84(2), 1970. On a même l'impression qu'avec sa «librairie sociale», un système qui, comme il le dit lui-même «paraîtra naïf aux uns, bizarre aux autres», Louis Blanc anticipe certaines institutions actuelles, aussi sérieuses que le CNC par exemple pour le cinéma.