Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Arrest du Conseil d'Etat du Roi, portant Règlement sur la durée des Privilèges en Librairie - 30 août 1777

Origine : Bibliothèque de l'Université de Poitiers

Dans l'histoire du droit des brevets et de la propriété littéraire, la deuxième partie du XVIIIeme siècle s'est avérée décisive, en ce sens qu'elle a permis, à travers la législation royale, de fixer et façonner, avant même la Révolution, le visage des deux matières. Dans la première, la déclaration du 24 décembre 1762 réglementait les règles d'octroi des privilèges exclusifs, en en limitant la durée de manière drastique et en la conditionnant clairement à l'utilité publique[1]. Dans la seconde, la législation du 30 août 1777 sur la librairie et l'imprimerie, dont le principal arrêt, ici reproduit, concernait la durée des privilèges, reconnaissait le droit spécifique de l'auteur sur son travail, tout en mettant un terme à la confrontation corporative qui opposait libraires (et imprimeurs) parisiens à leurs homologues de province. Ce conflit entre artisans d'un même métier s'était renforcé au cours du XVIIeme siècle et découlait d'une domination écrasante d'une partie de la librairie parisienne, qui s'appuyait plus particulièrement sur la concentration, à son profit, des privilèges en librairie octroyés par le pouvoir royal. De véritables monopoles sur l'édition d'ouvrages très rentables s'étaient ainsi constitués, rendant la librairie de province exsangue et souvent dépendante des éditions clandestines[2].

Cette bienveillance traditionnelle en faveur de la librairie parisienne restait néanmoins conditionnée par la nature même du privilège, c'est-à-dire une grâce royale dont l'octroi est discrétionnaire, et plus généralement lié à la politique fluctuante du gouvernement royal en matière de censure[3]. Cet équilibre potentiellement précaire devait ainsi conduire les libraires parisiens à développer, au cours des années 1720, une argumentation susceptible de justifier le plus efficacement possible de tels monopoles et les prorogations jusqu'alors quasi-systématiques de la durée de leurs privilèges. Le conseil des libraires parisiens, l'avocat Louis d'Héricourt, fut ainsi le premier à formuler, en 1725-1726, dans un mémoire destiné au garde des sceaux, une défense s'appuyant de manière décisive sur le travail créateur de l'auteur. Des observations, d'inspiration clairement lockiennes, qu'il jugeait aussi simples que « naturelles », furent ainsi plaidées, essentiellement le fait « qu'un Manuscrit, qui ne contient rien de contraire à la Religion, aux Lois de l'Etat, ou à l'interêt des Particuliers, est en la personne de l'Auteur un bien qui lui est tellement propre, qu'il n'est pas plus permis de l'en dépouiller que de son argent, de ses meubles, ou même d'une terre? ». Par conséquent, un libraire qui a acquis un « manuscrit », sous réserve qu'il ne contienne rien de contraire à la religion ou aux lois de l'Etat, « doit demeurer perpetuellement proprietaire du Texte de cet Ouvrage, lui & ses descendans, comme d'une terre ou d'une maison qu'il auroit acquise »[4]. C'est bien l'auteur lui-même qui fait alors son entrée dans le monde corporatif, du moins du point de vue rhétorique, avec ce paradoxe, d'ailleurs tout aussi manifeste en Angleterre, qui veut que les principaux promoteurs de la propriété littéraire ne furent justement pas les auteurs eux-mêmes, mais les libraires les plus favorisés de la capitale[5]. Le droit du cessionnaire étant en principe mesurable à l'aune de celui du propriétaire original, la défense la plus active possible de ce dernier constituait la seule assurance véritable de la préservation de leurs intérêts au sein du marché littéraire[6].

Sur ces nouvelles bases, le débat se poursuivra jusqu'à la législation de 1777, à tel point que l'on peut évoquer sans peine, toujours à l'instar de l'exemple anglais, une « bataille des libraires ». De nombreuses questions seront inévitablement soulevées par les adversaires de la corporation parisienne : comment expliquer que le droit de propriété ainsi revendiqué ne porte pas seulement sur le seul manuscrit ? Son objet est-il de prétendre à un monopole qui s'étendrait jusqu'aux idées ? Sur ce point par exemple, l'argumentation développée par la librairie provinciale, incarnée en 1776 par l'avocat Gaultier, admet que si l'auteur mérite bien d'être récompensé pour son travail, ce dernier reste surtout tributaire du patrimoine commun des idées, essentiellement propre à la société. Redevable de celui-ci, l'homme de lettres ne peut prétendre s'approprier souverainement ce qui est et doit redevenir profitable à tous. Condorcet, la même année, reconnaît que l'exclusivité, les privilèges, portent sur les « expressions », les « phrases », et non pas directement sur les « idées ». Il juge cependant l'œuvre littéraire plus importante par les idées qu'elle contribue à diffuser que par le choix des « tournures agréables » susceptibles de les soutenir dans un style prétendument personnel[7]. La « création », revendiquée progressivement comme espace de singularité d'un auteur voulu original, c'est-à-dire revendiquée au même moment comme « véritable » par l'avocat des libraires parisiens Linguet, s'efface ici devant la découverte et le partage des vérités utiles à la nation[8]. Une telle perspective entretenait d'ailleurs logiquement une confusion, plus ou moins volontaire, entre l'auteur et l'inventeur, l'œuvre et l'invention, entre l'idée et sa forme. Pour les avocats de la librairie parisienne, la défense de la singularité du travail de l'auteur restait de toute façon, face à l'invention, au moins une nécessité technique, puisqu'elle permettait seule de justifier la garantie perpétuelle de l'exercice du droit de propriété.

Quelques affaires judiciaires impliquant des auteurs vinrent se greffer à la confrontation des libraires, peu avant la législation de 1777. Luneau de Boisjermain, en 1770, obtint notamment l'annulation d'une saisie de ses oeuvres par des libraires parisiens, alors qu'il s'apprêtait à les faire diffuser dans le royaume. Le motif invoqué par les plaignants s'appuyait sur l'interdiction traditionnelle, pour les auteurs, de faire le commerce des livres, y compris le commerce de leurs propres ouvrages. Cette prohibition, qui découle naturellement de l'organisation corporative, avait été confirmée jusque-là sans difficultés par les différents règlements sur l'imprimerie et la librairie. Même si l'arrêt rendu en 1770 ne fut pas en lui-même décisif quant à la nature réelle des prérogatives de l'auteur sur son ouvrage - dans le dispositif, seule une main levée « pure et simple » des saisies fut ordonnée - il paraît s'inscrire dans une dynamique plus favorable aux auteurs de la part du pouvoir royal, et en particulier la possibilité qui devrait pouvoir leur être reconnue de vendre leur propres ouvrages[9]. La symbolique d'une telle évolution aurait en effet le mérite de reconnaître la spécificité du lien entre l'auteur et son ouvrage, afin de faire mieux respecter les intérêts les plus intimes en découlant, telles la divulgation de l'œuvre et les conditions de sa diffusion face à l'obstacle corporatif. Sur ce dernier point, une perspective libérale plus globale s'impose en outre à la même époque dans l'économie politique, de Gournay jusqu'aux physiocrates, tous fondamentalement hostiles aux corps et communautés de métiers. Cette dynamique trouvera même un écho dans les choix du gouvernement, grâce aux réformes (malgré tout avortées) de Turgot en 1776. Pour les raisons liées à la maîtrise de la politique de censure, même si la librairie et l'imprimerie ne furent pas directement concernées par l'effort du nouveau contrôleur général des finances, le système corporatif y était en effet visé comme contraire à la plus sacrée des propriétés, « le droit de travailler »[10].

Le dispositif de l'arrêt du 30 août 1777 sur la durée des privilèges consacrait ainsi des changements radicaux dans le marché littéraire du royaume. En effet, dans son préambule, une « propriété de droit » était reconnue à l'auteur, propriété dont l'exercice devait être protégé par le privilège afin de le récompenser de son « travail ». Au terme de l'article V, ce droit, et donc sa garantie par le biais du privilège, était désormais perpétuel. La logique du dispositif supposait donc, sous réserve que l'ouvrage soit respectueux des interdits liés à la censure, l'octroi automatique de la grâce royale. En ce sens, le privilège ne devenait, pour l'auteur, qu'une « approbation authentique », pour reprendre les termes dont Louis d'Héricourt avait déjà fait mention dans son mémoire. En revanche, le libraire, l'imprimeur, c'est-à-dire les cessionnaires de l'auteur, ne bénéficiaient que d'une protection leur assurant la possibilité de se rembourser des frais de l'édition. « Travail » contre « avances & indemnités » : le rapport de l'auteur à son œuvre et celui de l'exploitant vis-à-vis du livre dont il va faire commerce sont désormais formellement distingués. En d'autres termes, le travail créateur de l'auteur, et le travail d'édition du libraire ne sont pas du même ordre, tout comme celui de l'auteur et de l'inventeur. Concernant l'activité de l'éditeur, le privilège conservait par conséquent son caractère traditionnel, à l'instar de la protection accordée à l'inventeur dans la réglementation de 1762 : la garantie ainsi accordée par le roi fut limitée drastiquement dans sa durée (la vie de l'auteur, ou 10 ans au minimum selon les articles V et III). Cette réduction s'opérait par le « fait seul de la cession ». Ainsi, de manière ironique, l'argumentation introduite cinquante ans plus tôt par l'avocat des libraires parisiens, invoquant une « propriété de droit » préexistante au privilège, se voyait en partie consacrée, mais sans que les conséquences d'une telle consécration puissent bénéficier à ses clients. Ajoutons enfin que pour la première fois, sous l'Ancien régime, l'auteur se voit accordé le droit, dans l'article V, de vendre ses propres ouvrages.

Inutile de dire que l'arrêt fut vivement attaqué, en particulier sur le plan de la cohérence juridique. Pour Linguet, par exemple, dans la mesure où une propriété de droit a été reconnue, le privilège assure indifféremment à l'auteur comme à son cessionnaire une « jouissance paisible ». Celui-ci conserve nécessairement la même durée puisqu'il ne peut plus être « la source de cette jouissance » : « un privilège n'étant, en librairie, que la reconnaissance d'une propriété préexistante, il ne peut pas la borner ». Par conséquent, en ce qui concerne les gens de lettres, principalement concernés par cette législation, « leur propriété y est non seulement restreinte, mais détruite ». Linguet ajoutait : « L'Article V, en paroissant la reconnoître, & l'affermir, y porte une atteinte irréparable. Cependant, ils n'ont été ni Entendus, ni même Appelés »[11]. Malgré les nombreuses contestations des libraires parisiens, le dispositif fut pourtant pleinement confirmé par un arrêt du conseil du 31 juillet 1778, inaugurant une extension du « domaine public » et un marché plus concurrentiel pour le plus grand bénéfice du public.

Avant la Révolution, et l'importance qu'elle donnera à la propriété, la nature propre aux privilèges avait finalement permis de reconnaître celle de l'auteur sur sa création, tout en brisant simultanément les monopoles des libraires parisiens. Si la reconnaissance d'un tel droit établit sans peine un lien indissociable avec la loi des 19-14 juillet 1793, l'évocation par Renouard des contradictions de cet arrêt, qui traduisaient déjà en réalité le difficile équilibre à réaliser entre les intérêts de l'auteur et ceux du public, peut sans doute tout aussi bien illustrer la majorité des débats parlementaires du XIXeme siècle sur la propriété littéraire et artistique : « S'il ne s'était agi que de démontrer par des motifs de droit, et dans l'intérêt général, la nécessité de ne donner aux privilèges qu'une durée temporaire, les arguments n'auraient certainement pas manqués. Mais les arrêts, tout en cherchant, par le fait, à limiter les privilèges, avaient eu le tort de reconnaître en principe, au profit des auteurs, un droit de propriété perpétuelle. Il y avait contradiction manifeste entre le principe que l'on concédait, et le soin que l'on mettait à en éviter les conséquences. C'était rendre les arrêts insoutenables en bonne logique. »[12].

Frédéric Rideau

----------------------------------------

[1]  Voir notre commentaire sur cette législation sur ce même site.

[2]  Sur cette opposition déjà virulente au XVIIeme siècle, voir par exemple J. Quéniart, « L'anémie provinciale », in Histoire de l'édition française, ed. Roger Chartier et Henri-Jean Martin, tome 2, Fayard, Paris, 1990. Sur la politique de censure, la profession de libraire peut être surtout perçue, pour reprendre ce que fait dire de manière symptomatique Courtilz de Sandras à Colbert, « plus dangereuse qu'avantageuse à l'Etat », et il est pas conséquent logique de ne pas la favoriser largement sur toute l'étendue du royaume (Testament Politique de Messire Jean-Baptiste Colbert, Ministre & Secretaire d'Etat, où l'on voit tout ce qui s'est passé sous le Regne de Louis Le Grand, jusqu'en l'année 1684. Avec des Remarques sur le Gouvernement du Royaume, La Haye, 1694, p. 497-499).

[3]  Le privilège, dès le XVIeme siècle, conférait non seulement un monopole à son bénéficiaire sur l'ouvrage qu'il éditait, mais aussi une autorisation de publication. Une période plus favorable aux écrivains en matière de censure se confirmera sous le mandat de Lamoignon de Malesherbes, directeur de la librairie de 1750 à 1763.

[4]  Mémoire de Louis d'Héricourt à Monseigneur le Garde des Sceaux, Bibliothèque nationale de France . On observe dans son argumentation que le manuscrit original représente encore le support essentiel ou symbolique de l'œuvre. En ce sens, la transmission contractuelle de ce support emporte le plus souvent à l'époque, sous réserve de l'obtention d'un privilège, le droit de le publier et de le reproduire à son profit. Alternativement, la distinction du support de l'œuvre et de l'œuvre elle-même semble déjà progresser, Louis d'Héricourt évoquant dans ce même mémoire la propriété des « textes » des livres qui risquent d'être rendus « communs » sans la garantie de l'exclusivité.

[5]  Sur cette histoire, en Angleterre, voir par exemple l'étude de M. Rose, Authors and Owners, The Invention of Copyright, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1993.

[6]  Diderot, dans sa fameuse Lettre sur le commerce de la librairie, rédigée en 1763, tout en conférant à cette propriété issue du travail créatif de l'auteur un caractère énigmatiquement « personnel », ne dira pas autre chose : « ... le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l'acquéreur » (Lettre sur le commerce de la librairie, Ed. Fontaine, 1984, p. 58).

[7]  Efforts de style qui d'ailleurs renchérissent le coût des ouvrages selon Condorcet (Condorcet, Fragments sur la liberté de la presse, 1776, p. 311). Me Gaultier, Mémoire à consulter pour les libraires et imprimeurs de Lyon, Rouen, Toulouse, Marseille et Nismes, concernant les privilèges de librairie et continuations d'iceux, 1776, BNF, Ms. Fr. 22073, n°144.

[8]  Simon Linguet, Annales politiques, civiles, et littéraire du XVIIIe siècle, tome III, Londres, 1777, p. 31 (déjà cité pour le commentaire de la déclaration de 1762).

[9]  Jugement rendu par M. de Sartine, Chevalier, Conseiller d'Etat, Lieutenant Général de Police de la ville, Prévôté & Vicomté de Paris ..., Entre le Sieur Luneau de Boisjermain et les Syndic & Adjoints de Paris, BNF, Mss. Fr. 22073, n° 10, 30 janvier 1770. Sur cette affaire, on pourra notamment se référer à l'analyse de L. Pfister, L'auteur, propriétaire de son œuvre ? La formation du droit d'auteur du XVIe siècle à la loi de 1957, Thèse Strasbourg, 1999, pp. 326 et s.

[10]  « Dieu en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait, du droit de travailler, la propriété de tout homme ; et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d'affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité... », dans le préambule de l'Edit « portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts et métiers » (Versailles, février 1776).

[11]  Linguet, op. cit., p. 30 et 12.

[12]  A.-C. Renouard, Traité des droits d'auteur dans la littérature, les sciences et les Beaux-Arts, tome I, Paris, Jules Renouard et Cie, 1838, p. 179. On sait d'ailleurs l'hostilité de Renouard à la notion de propriété littéraire (cf. sur ce même site l'ouvrage de cet auteur et son commentaire par Mikhaïl Xifaras).