Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Pierre-Jules Hetzel, La propriété littéraire et le domaine public payant, Imprimerie de Veuve J. Van Guggenhoudt, Bruxelles, 1858.

Origine : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Pierre-Jules Hetzel, dans cette publication s'adresse explicitement au législateur («A Messieurs les membres de la Chambre des Représentants»), à l'approche de l'adoption d'une loi sur la propriété littéraire par le parlement belge. L'auteur plaide pour la reconnaissance d'un domaine public payant, système dont il a déjà fait la promotion à l'issue du Congrès de la propriété littéraire de 1858. Il rassemble dans cette publication plusieurs documents : une correspondance avec un contradicteur anonyme, des extraits des procès verbaux de la commission nommée en France en 1825 pour préparer un projet de loi sur la propriété littéraire[1], et au cours de laquelle est très sérieusement envisagé un système de domaine public payant, ainsi qu'un courrier de Victor Hugo de 1860. A partir de ces documents, en partisan convaincu, Hetzel reprend et affine son argumentaire, terminant par un commentaire critique du projet de loi en discussion.

Dans un bref exposé introductif, il soutient que la conviction qu'il s'est forgée tant comme éditeur que comme écrivain, est «la seule juste, la seule praticable, la seule libérale», la seule qui «garantisse à la fois le droit moral de la société et le droit matériel de l'auteur».

Le premier document reproduit est un courrier par lui adressé au rédacteur en chef de l'Indépendance Belge, peu après le Congrès de la propriété littéraire de 1858. Déçu des discussions et issues du Congrès, au cours duquel on a «beaucoup parlé, où personne n'a conclu», il expose son système de domaine public libre payant, basé sur la quête d'équilibre des intérêts de la socété et de l'auteur dans lequel «il faut qu'y ait de sacrifices ni pour l'un ni pour l'autre», système qu'il oppose ici aux thèses développées par son interlocuteur qu'il désigne comme adversaire du principe qui en fournit la substance : «le principe de reconnaissance du droit de propriété des auteurs à l'égal de toute autre propriété». Il semble que sur ce point le Congrès n'ait pas tranché, balotté entre thèses propriétaristes et thèses antipropriétaristes[2].

Hetzel considère quant à lui que la production littéraire «doit évidemment constituer à son auteur une propriété», ce qu'il nomme la propriété matérielle au sens où l'auteur, en qualité de propriétaire, peut en retirer toutes les utilités économiques. C'est l'intérêt matériel (les avantages matériels) au profit de l'auteur qui est ici visé, par opposition à ce qu'il désigne comme étant l'intérêt moral du public ou encore «la propriété morale dont l'auteur fait l'abandon au public dès qu'il a divulgué son œuvre». C'est sensiblement dans les mêmes termes que Victor Hugo s'exprimera en 1878 dans son discours d'ouverture au Congrès littéraire international pour lequel dans «cette grave question de la propriété littéraire, il y a deux unités en présence : l'auteur et la société», qu'il qualifie de deux personnes distinctes qui l'une et l'autre ont un droit sur l'œuvre, l'héritier n'ayant d'autre droit que d'en percevoir les bénéfices.

Une fois posé le principe de propriété de l'auteur sa vie durant, impliquant une gestion exclusive de ses œuvres, Hetzel estime que l'œuvre après la mort de l'auteur «tombe dans le domaine public», mais que ce domaine public libre doit être en même temps payant dans la mesure où il ne saurait être juste qu'il pût être tiré profit par des tiers de la propriété de l'auteur au détriment des héritiers. Victor Hugo plaide aussi pour le relais du domaine public payant à la mort de l'auteur.

Quant à l'application pratique du système, Hetzel imagine un droit de «tant pour cent» fixé sur le prix de vente par une commission composée d'auteurs et de libraires[3], un droit dont le non respect serait passible de contrefaçon, et suggère la création d'un bureau de perception et de répartition des droits en faveur des héritiers.

A la suite de ce document, Hetzel reproduit la réponse d'un lecteur anonyme de l'Indépendance Belge, qu'il identifie comme le rédacteur en chef du journal, qui lui apporte la contradiction en s'appuyant sur les travaux d'une commission nommée en France par décision royale du 20 novembre 1825, présidée par M. de Larochefoucault, et réunissant d'éminents jurisconsultes parmi lesquels le comte Portalis[4], Picard, Cuvier, Royer-Collard, Villemain, avec dans les rangs des spécialistes de la propriété intellectuelle Renouard et Picard. On y discute en profondeur d'une possible redevance calculée sur le prix de vente des ouvrages. Le principe en est vite acquis, très sérieusement soutenu par le comte Portalis. C'est «un des parrains du système de la redevance» en 1825. La commission se prononce à une large majorité (quatorze voix contre six) en faveur d'une «rétribution perpétuelle au profit des héritiers sur le produit des éditions postérieures à la mort de l'auteur». Se pose alors la question de la base sur laquelle cette rétribution doit être calculée. La commission bute cependant sur l'impraticabilité des différents modes de perception envisagés et abandonne l'idée. Le rapport de la commission adressé au roi montre que les réticences, cependant, s'expriment sur d'autres considérations que les seuls obstacles techniques. Villemain fait notamment valoir que l'on ne peut totalement assimiler la propriété d'un ouvrage à celle d'un champ ou d'un domaine; rebute encore le caractère perpétuel de la redevance, jugée tout à la fois trop onéreuse pour le public quand elle ne serait pas illusoire pour les familles.

L'auteur anonyme évoque encore le projet de loi discuté en 1839 à la Chambre des Pairs, préparé par une autre commission (commission Salvandy), séance au cours de laquelle le même Portalis défend à nouveau le projet mais se voit opposer sans pouvoir y répondre les mêmes arguments techniques d'impossibilité d'exécution.

Le document suivant est la réplique de Hetzel, une réponse publiée dans l'Indépendance Belge du 14 octobre 1858. Ignorant jusque là les travaux de cette commission, il se réjouit de ce que d'autres aient développé la même idée que lui et demande à son contradicteur de lui transmettre les procès-verbaux de la commission de 1825.

En possession des documents, il se livre ensuite à un examen minutieux sur les points qui intéressent sa théorie, afin de comprendre les points de blocage qui ont conduit au rejet du système de redevances. Il rappelle dans quels termes la solution a été admise. Jean Vilbois, dans son traité du domaine public payant en droit d'auteur indique que la commission avait été saisie de trois projets : ceux du Comte Portalis, de M. Bellart, de M. Lemercier, qui reconnaissaient un droit exclusif de publication à l'auteur sa vie durant et à ses héritiers pendant une période variable, «droit viager pour la veuve plus vingt ans pour les autres héritiers dans le projet Portalis, trente ans sans distinction dans le projet Bellart»[5]. Tous s'accordent sur l'idée d'un domaine public payant à l'extinction de ses droits. Le principe d'une rétribution perpétuelle est votée le 23 janvier 1826, la discussion s'engage alors sur la question de l'applicabilité du système. Hetzel s'étonne là de ce que l'idée simple consistant à «établir la perception d'un droit de tant pour cent sur le prix de vente des livres» n'a même pas été discutée, soupçonnant certains d'avoir systématiquement détourné l'attention de la commission sur ce point. Et en effet, la commission s'enlise sur les modes de calcul prenant en compte le nombre, la nature des caractères, le nombre de feuilles, le format des livres, le nombre des lignes, autant de paramètres devant être combinés[6]. L'idée d'un tarif différentiel intégrant l'ensemble de ces données dans leurs multiples variations (en tout 4320 combinaisons) était évidemment d'une totale impraticabilité. «Il n'est pas un libraire qui ne sourit aujourd'hui, en voyant dans quelles fondrières tomba dès lors la commission en 1825». Hetzel lève alors l'objection, renvoyant à un mode de perception déjà appliqué par la commission des auteurs dramatiques pour les spectacles d'œuvres théâtrales auprès des directeurs de salles, tant pour cent assis sur les recettes.

Il revient alors sur son argumentaire reprenant les termes de l'équilibre avec d'un côté l'auteur, maître absolu de son œuvre sa vie durant - il la publie, il la cède, il l'exploite -, de l'autre la société. A sa mort, l'œuvre tombe dans le domaine public. Il pose les objections possibles à son projet et y apporte les réponses, puis annote et commente avec minutie le projet de loi, article par article dont ceux ayant trait au domaine public. Hetzel s'attaque notamment aux solutions de compromis consistant à reconnaître une proprété temporaire (50 ans après la mort de l'auteur). Il critique également une disposition originale qui pose la règle selon laquelle «tout ouvrage acquis par l'Etat tombe dans le domaine public immédiatement après sa publication, sauf les droits que l'auteur se serait réservé par convention». Hetzel, concevant qu'un ouvrage tombe dans le domaine public payant mais non dans le domaine public pur et simple, s'interroge : «Pourquoi dépouiller l'Etat de sa propriété ?». L'Etat fait les fonds d'un livre superbe, d'une histoire de la Belgique, de ses monuments, de ses musées. Il y consacre 500 000 Frs. Le premier venu s'empare du texte, décalque les planches et, sans payer aucune rétribution, ruine la publication de l'Etat . S'il admet que l'Etat ne spécule pas, vendant au prix coûtant, il condamne cette «situation fatale de ne créer que des non-valeurs». Il remarque enfin que le domaine public payant est appliqué aux œuvres théâtrales (art. 18). Pourquoi alors ne le serait-il pas aux œuvres littéraires ?

Hetzel finit en publiant une lettre reçue de Victor Hugo qui lui apporte un soutien sans faille : «L'idée n'est pas seulement vraie, elle est admirablement pratique». C'est que sa proposition est en tous points semblable à la proposition faite vingt quatre ans plus tôt par celui-ci devant la commission de 1836. Il évoquera de nouveau ce système du domaine public payant dans un discours célèbre devant le Congrès de Paris de 1878[7].

Les réticences exprimées à cette époque tiennent, au delà des aspects purement techniques, qui en dernier recours peuvent faire échouer toute tentative en ce sens, à plusieurs éléments. D'une part, la privation d'un droit exclusif au profit des héritiers à la mort de l'auteur n'aura guère la faveur. Certains voient comme une contradiction à assimiler la proprité de l‚'auteur à celle de la terre, à lui reconnaître le caractère de propriété transmissible et en même temps à priver la famille de cet héritage. D'autre part, le sysème perpétuel de paiement des redevances est aussi considéré comme excessif, et l'idée d'un domaine public payant temporaire ne vient pas à ce moment là.

Marie Cornu

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[1]  Décision royale du 20 novembre 1825.

[2]  En réalité, la majorité des participants (les 2/3 environ) au Congrès de Bruxelles de 1858 se prononcent pour un droit exclusif limité dans le temps (mais augmenté), rejetant toute assimilation à la propriété ordinaire (Voir Foucher, «Le congrès de la propriété littéraire et artistique à Bruxelles», Revue Contemporaine, septembre-octobre 1858); une décision renouvelée au Congrès d'Anvers de 1861. Le Congrès international de la propriété artistique tenu à Paris en septembre 1878, dont le programme comprenait douze questions inaugurées par celle de la nature du droit de l'artiste sur ses œuvres, tranchera lui en faveur d'une propriété que «la loi civile ne crée et qu'elle ne fait que réglementer» (JO 29 septembre 1878 concernant les résolutions votées par le Congrès).

[3]  Il hésite sur le point de savoir si cette commission doit être organisée avec le concours du gouvernement.

[4]  Ce Portalis est Joseph-Marie Portalis, né en 1778 mort en 1858, fils du rédacteur du Code Civil. C'est un diplomate et un juriste, comme son père. Nommé comte par Napoléon, il est conseiller d'Etat (section de l'Intérieur) en 1806, et très actif dans l'élaboration du décret de 1810 sur la Librairie. Il en sera d'ailleurs un temps le directeur général, surveillant la presse et l'ensemble de l'édition, avant d'être destitué par Napoléon pour «trahison» en 1811. En 1813, celui-ci le nomme cependant juge. Sous la Restauration, il est nommé à la Chambre des Pairs, en 1819, puis à la Présidence de la Cour de Cassation, en 1824, deux postes qu'il conserve sous la Monarchie de Juillet.

[5]  J. Vilbois, Du domaine public payant en droit d'auteur, théorie, pratique et législations comparées, Rec. Sirey 1929, p. 64; Vilbois fait ici état des projets anciens et des différentes solutions et mises en forme du domaine public payant en droit comparé.

[6]  «Sous l'impulsion de son secrétaire, M. Mareschal», J. Vilbois, op. cit., p. 66

[7]  Voir le compte-rendu du Congrès sur Gallica (lien).