Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Déclaration du Roy, concernant les privilèges en fait de commerce, du 24 décembre 1762

Origine : Bibliothèque de l'Université de Poitiers

Dès la fin du XVIIe siècle, l'Académie Royale des Sciences (1666) examinait régulièrement les «machines nouvelles» qui lui étaient soumises, se préoccupant surtout dans un premier temps des inventions de ses propres membres. Elle bénéficiait d'un rôle d'expert plus ponctuel auprès du Parlement, chargé d'enregistrer et de vérifier les lettres patentes accordées aux sujets les plus méritants, privilèges qui leur permettaient d'assurer seuls dans le royaume l'exploitation de leur invention, en principe pour un temps déterminé. Il faut attendre le règlement du 26 janvier 1699 pour que cet examen préalable de l'invention par l'Académie soit confirmé, le Roi voulant lui donner plus officiellement «des marques de son affection». Ainsi, s'il l'ordonnait, l'Académie avait pour rôle de se prononcer sur la «nouveauté» et l' «utilité» de l'invention soumise à son examen[1].

La Déclaration royale du 24 décembre 1762 concernant les privilèges destinés aux inventeurs est intervenue à l'époque d'un débat célèbre, qui opposait depuis des décennies en matière littéraire libraires parisiens et libraires de province (Lyon, Rouen, etc.)[2]. Depuis un mémoire rédigé en 1725 par l'avocat des libraires de la capitale, Louis d'Héricourt, la qualification juridique du lien unissant l'auteur à son œuvre se discutait dans une perspective (de confrontation) nouvelle, celle de l'auteur propriétaire. Une telle évolution n'est d'ailleurs pas surprenante, compte tenu du contexte libéral qui imprègne alors les idées politiques, celui de l'individualisme possessif sur fond de philosophie lockienne. En ce sens, même si cette qualification intéressait évidemment au plus haut point les professionnels de la librairie, cessionnaires potentiels des auteurs, elle ne peut être réduite à son seul caractère technique et patrimonial. Les arrêts royaux du 30 août 1777 en matière de privilèges en librairie consacreront en tout cas, au cœur de ce débat fratricide entre libraires du royaume, la montée en puissance de ces idées, puisqu'une « propriété de droit », issue de la production intellectuelle de l'auteur, y sera reconnue[3].

Le travail de l'inventeur fit l'objet d'un traitement différent. Dans le préambule de la Déclaration de 1762, en vigueur jusqu'à la Révolution, le privilège y apparaît comme une grâce royale traditionnelle, ou encore, comme le définissaient à l'époque les libraires de Lyon, comme une «prérogative ou un avantage accordé par le Souverain à une personne, qui en jouit à l'exclusion des autres, et contre le droit commun»[4]. Le roi s'efforçait principalement, dans ce nouveau dispositif, de rationaliser les conditions de l'octroi du monopole d'exploitation. L'équité voulait en effet que l'industrie de l'inventeur soit «récompensée», comme d'ailleurs toute autre industrie, en particulier si elle s'inscrivait dans la satisfaction de l'intérêt public. La durée du privilège fut néanmoins limitée de manière drastique, afin de prévenir des abus trop nombreux et, en particulier, la constitution illégitime de «patrimoines héréditaires». En outre, la transmission du privilège à cause de mort, en premier lieu à la famille, n'était désormais possible que si les bénéficiaires étaient capables d'en faire jouir la collectivité[5].

La distinction entre œuvre et invention, entérinée dans les ultimes législations de 1762 et 1777, s'expliquera aisément pour les partisans de la notion de propriété littéraire. Au-delà de la question de l'utilité publique ou de l'intérêt national dans le degré de protection de ces deux productions de l'esprit, c'est bien en effet leur nature profonde qui diffère. Pour Simon Linguet, par exemple, «la composition d'un livre, quel qu'il soit, est une véritable création : le manuscrit est une partie de SA substance que l'écrivain produit au-dehors»[6]. L'objet de la propriété littéraire ne peut constituer de ce fait un monopole qui s'exercerait sur l'ensemble du champ littéraire. Il n'est ni tributaire de la simple nouveauté d'une idée, ou encore d'une habile technique, si louable et si utile soit-elle, par exemple la production d'un mécanicien «confectionnant une machine inconnue». Le travail de l'écrivain, indépendamment de sa légitimité - ou même de sa rentabilité -, sort «du cerveau de l'auteur aussi parfait qu'il peut l'être...». C'est bien parce que le monopole ne porte pas sur l'idée, mais sur la manière de la traiter, que si l'ouvrage est «susceptible de quelques degrés d'amélioration, ce n'est que de la main paternelle qu'il peut les recevoir»[7]. Par contraste, l'invention peut toujours être améliorée et ce qui n'a pas été découvert par l'un l'aurait été forcément par l'autre. Pour résumer, au travail objectivement quantifiable par sa nouveauté, on oppose déjà le caractère éminemment personnel de la relation auteur / œuvre, la seule susceptible de justifier alors pleinement la qualification libérale du droit de propriété. Le caractère objectif du critère de «nouveauté», déjà formulé en 1762, reste d'ailleurs toujours essentiel en droit positif de la propriété industrielle. Rappelons enfin qu'en Angleterre, toujours au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette distinction fut tout aussi élémentaire[8].

Toujours est-il que la déclaration de décembre 1762 est censée avoir instauré les fondements «du statut juridique» de l'inventeur, bientôt «précisé» et «renforcé» par les lois révolutionnaires[9]. Il est vrai que ce nouveau dispositif organisait une matière disparate, et incertaine, parce que longtemps liée au caractère discrétionnaire de l'octroi ponctuel du privilège. Renouard évoque en effet l'introduction, pour la première fois «de quelques règles fixes et générales dans cette partie de la législation»[10]. En revanche, malgré la consécration de la propriété industrielle par la Révolution, le 7 janvier 1791[11], les débats et controverses du XIXeme siècle sur la propriété intellectuelle auront l'occasion de se faire l'écho, à de multiples reprises, des distinctions échafaudées progressivement au cours de l'Ancien régime entre œuvre littéraire et invention, comme en témoigne par exemple le comte Portalis devant la Chambre des Pairs, au printemps 1939 : «Messieurs, je crois qu'à cet égard il y aurait de grandes distinctions à établir entre les inventions d'un procédé chimique, mécanique, ou de fabrication, et les chefs d'œuvre de nos grands poètes, les traités de haute philosophie, les grands ouvrages historiques et les recherches de profonde érudition; je crois qu'il y a quelque chose qui différencie singulièrement la position des auteurs de celle des personnes qui prennent des brevets d'invention, et je ne crois pas avoir besoin de développer cette pensée devant une assemblée comme celle-ci»[12].

Frédéric Rideau

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[1]  Pour ce règlement, cf. Isambert, Decrusy, Taillandier, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l'an 420 jusqu'à la Révolution de 1789, tome 20, Paris, 1829, p. 326-332 : «L'Académie examinera, si le roi l'ordonne, toutes les machines pour lesquelles on sollicitera des privilèges auprès de S. M. ; elle certifiera si elles sont nouvelles et utiles, et les inventeurs de celles qui seront approuvées seront tenus de lui en laisser un modèle». Voir également sur ce sujet Jacques Isoré, «De l'existence des brevets d'invention en droit français avant 1791», Revue historique de droit français et étranger, 1937, p. 4-16.

[2]  Sur ce point, voir le travail de référence de Laurent Pfister, L'auteur, propriétaire de son œuvre ? La formation du droit d'auteur du XVIe siècle à la loi de 1957, Thèse Strasbourg,1999. Pour une étude comparatiste, cf. Jane Ginsburg, « A Tale of two copyrights : literary property in Revolutionary France and America », Revue Internationale du Droit d'Auteur, 1991, p. 124-289.

[3]  Voir notre commentaire sur cette législation sur ce même site.

[4]  Selon la définition de l'avocat Flusin, en 1774, dans sa Requête adressée au Roi et à Nosseigneurs de son Conseil par les libraires et imprimeurs de Lyon - Mss. Fr. 22073, n°141, Bibliothèque Nationale de France.

[5]  Voir dans cette Déclaration du Roy..., l'article V. Voir également l'article VI sur l'obligation de faire fructifier l'invention.

[6]  Simon Linguet, Annales politiques, civiles, et littéraire du XVIIIe siècle, tome III, Londres, 1777, p. 31 (reprise en partie de son mémoire antérieur de 1774, Mémoire sur les propriétés et privilèges exclusifs de la librairie).

[7]  Simon Linguet, op. cit., p. 23-24. A la même époque, en 1777, l'abbé Pluquet rappelait en effet que l'auteur qui compose un livre en est bien propriétaire, «sinon pour la matière, au moins par la manière de la traiter» (François-André-Adrien Pluquet, Troisième lettre à un ami concernant les affaires de la librairie, reproduit dans Laboulaye et Guiffrey, La propriété littéraire au XVIIIe siècle, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1859, p. 334-335).

[8]  Voir par exemple F. Hargrave, An Argument in Defence of Literary Property, London, 1774, p. 36-37,  qui rappelait que la relation entre l'inventeur d'une machine et l'auteur d'un livre n'était qu'apparente : «In my own opinion, the principal distinction is, that in one case, the claim really is to the appropriation of the use of ideas; but in the other, the claim leaves the use of the ideas common to the whole world».

[9]  Jacques Isoré, op. cit., p. 127.

[10]  Augustin-Charles Renouard, Traité des brevets d'invention, 3eme éd., Paris, Guillaume & Co, 1865, p. 71.

[11]  Dans le rapport du projet de loi, présenté par de Boufflers le 30 décembre 1790 au nom du comité d'agriculture et de commerce, l'intérêt prioritaire de la nation et de son industrie firent en effet l'objet de larges développements, la consécration de la propriété de l'inventeur pouvant dès lors sembler bien fragile, presque contingente, à l'instar du privilège «en fait de commerce» d'Ancien régime, au point d'être écartée, même si ce ne fut pas décisif, en 1844 (cf. également le commentaire de la législation révolutionnaire sur ce site par Gabriel Galvez-Behar).

[12]  Le Moniteur Universel, mai 1839, p. 774.