Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

«Rapport sur la propriété des auteurs de nouvelles découvertes et inventions en tout genre d'industrie» de Mr de Boufflers à l'Assemblée Nationale, le 30 décembre 1790,

«Respectueuse pétition des Artistes-Inventeurs à l'Assemblée Nationale», le 2 avril 1791,

«Rapport sur l'application des récompenses nationales aux inventions et découvertes en tous genres d'industrie» de Mr de Boufflers à l'Assemblée Nationale, le 9 septembre 1791.

Origine : Bibliothèque Nationale de France

La fin de l'Ancien Régime se caractérise par un essor des revendications du droit naturel de l'inventeur. Parallèlement se développe des sociétés techniques récompensant les découvertes utiles, en marge des circuits d'expertise traditionnelle. En août 1789, l'abolition des privilèges vient remettre en cause un mode traditionnel de promotion de l'invention et de la création en général. En août 1790, les auteurs dramatiques réclament auprès de l'Assemblée constituante des droits particuliers à l'instar de certains inventeurs réunis dans la Société des inventions et des découvertes.

Afin d'examiner la question, l'Assemblée fait établir un rapport. Son auteur, le chevalier Stanislas de Boufflers, jouit alors d’une certaine renommée. Né en 1738, élevé à la cour de Lunéville, haut lieu des Lumières, il part à Paris en 1760 et devient l’un des beaux esprits du temps. Poète, militaire puis gouverneur du Sénégal en 1786, il revient en France à la fin de l’année 1787 et se voit admis à l’Académie française un an plus tard. Lorsque la Révolution éclate, le chevalier de Boufflers est un véritable homme des Lumières.

Représentant la noblesse du bailliage de Nancy aux États-Généraux puis à la Constituante, Stanislas de Boufflers rejoint le Comité d’agriculture et de commerce, au nom duquel il expose à l’Assemblée son Rapport relatif aux encouragements et aux privilèges à accorder aux inventeurs de machines et de découvertes industrielles le 30 décembre 1790. Loin de se limiter à une simple présentation de son projet de loi, Boufflers remonte aux «principes de la théorie». Assumant l’héritage des Lumières et s’inspirant d’un argument déjà utilisé par Diderot, il rappelle que «s’il existe une véritable propriété pour un homme, c’est sa pensée». C’est sur ce postulat qu'est fondé son texte.

La loi proposée prétend poser les termes d’un contrat entre l’inventeur et la société. Pour pouvoir jouir paisiblement de son invention sans se condamner au silence, l'inventeur prend le risque de se voir dépossédé. Aussi doit-il en appeler à la protection de la société, mais cette dernière a un prix. L’inventeur doit divulguer son secret, donner une connaissance exacte de son invention et renoncer à ses droits une fois un intervalle de temps expiré. Bien que temporaire, cette protection continue de relever d'un droit naturel. Le contrat imaginé par le chevalier de Boufflers prétend en finir avec les tracasseries jusqu’alors imposées aux inventeurs. Au premier rang d’entre elles, l’examen par l’administration est remis en cause. Qu’il fût mené par les savants de l'Académie des sciences, les agents du fisc ou par les membres des corporations, l’examen administratif était, aux yeux de Boufflers, nécessairement arbitraire car il institue «un tribunal qui juge des choses qui n’existent pas encore». Aux yeux de Boufflers, l’administration n'est plus à même de se prononcer sur l’utilité des choses nouvelles, car c’est à l’expérience, au public que revient cette tâche.

En déniant à l’administration le pouvoir d’évaluer l’intérêt général tout en l’attribuant au marché, Boufflers en vient à critiquer «les erreurs politiques au sujet des inventions». L’achat des inventions par le gouvernement dans le but de récompenser l’inventeur et d’acquérir les avantages de ses œuvres se heurte, selon lui, à un problème majeur : ni l’acquéreur, ni le vendeur ne sont à mêmes de déterminer le prix de l’invention. Seul «l’usage est le véritable indicateur de l’utilité, et l’utilité le véritable indicateur du prix». Laisser l’inventeur libre de faire valoir ses inventions est encore le meilleur moyen d'encourager ces dernières.

Le chevalier de Boufflers prend bien garde de démarquer la protection accordée à l’inventeur des privilèges récemment abolis. Pour lui, «la loi [sollicitée en faveur des inventeurs] n’est qu’une pure et simple protection ; c’est l’esprit inventif, c’est l’invention elle-même qui est un privilège, et celui-là, nous ne pouvons ni le conférer, ni le révoquer». Parce qu’il protège des dons et des talents naturels, le droit de l’inventeur ne dérive pas de l’arbitraire et des préférences personnelles.

Pour obtenir l’adhésion de l’Assemblée, Boufflers clôt enfin son rapport par une comparaison avec la Grande-Bretagne, profitant de l'anglophilie ambiante. À l’en croire, alors qu’en France «tout s’avilit […] par la routine, là, tout se régénère par l’invention». La loi sur les patentes a transformé ce pays en «une grande corporation d’arts et métiers : effrayante association, dans laquelle et les plus habiles ouvriers et les premiers manufacturiers et surtout les génies les plus inventifs de toutes les nations s’empressent à se faire agréger». Pour retenir ses inventeurs et surpasser un jour sa rivale, la France doit mettre en place sa propre loi sur les inventions.

Voté dans la foulée du rapport de Boufflers, le décret de l’Assemblée est promulgué le 7 janvier 1791 et prend alors force de loi. Le 25 mai 1791, une seconde loi est votée et instaure le système de délivrance de ce que l'on appelle désormais des brevets d'invention[1]. Le rôle des lobbys d'inventeurs dans cette rédaction a été important. Le premier responsable du Directoire des inventions institué par la loi sera Claude-Urbain Retz de Servières, chef de file de la Société des inventions et des découvertes et sans doute porte-plume de de Boufflers. Il n'en demeure pas moins que ce rapport et les textes législatifs qui en émanent fondent le socle du droit du brevet d'invention français pendant plus d'un siècle.

Gabriel Galvez-Behar

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[1]  Voir les textes des différentes lois et décrets sur les brevets d'inventions, de 1791 à 1810, dans Anthelme Costaz, Lois et instructions ministérielles sur les manufactures, les ateliers, les ouvriers et la propriété des auteurs de découvertes dans les arts (brevets d'invention), Firmin Didot, 1819, p. 321 à 352.