Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Suppression des brevets d'invention aux Pays-Bas en 1869

Origine : Bibliothèque Nationale de France

Nous n'avons pas trouvé d'autre document français sur l'évènement historique que constituait la suppression des brevets d'invention aux Pays-Bas en 1869. Nous n'avons que cet échange très court, mais très significatif, lors d'une réunion de la Société d'Economie Politique (séance du 5 août 1869) entre Théodore Bénard, partisan, comme Michel Chevalier, de l'abolition des brevets d'invention et Gustave de Molinari. Bénard annonce triomphalement que le parlement hollandais vient de voter à une très large majorité la suppression des brevets d'invention; et Molinari, en défenseur affirmé de la propriété perpétuelle de l'inventeur sur l'invention, réagit immédiatement en déplorant la décision hollandaise, affirmant que «la majorité des deux Chambres des Pays-Bas a manqué de lumières et tourné le dos au progrès en sacrifiant cette variété de propriété et en prenant la voie du communisme» (sic)[1].

En 1869, quand cette décision est prise, le mouvement en faveur de l'abolition des brevets est au plus haut, ayant son centre en Angleterre avec des personnalités comme Macfie, Lord Palmer, etc., et des ramifications dans toute l'Europe, en France avec Michel Chevalier, mais aussi en Allemagne et ailleurs. C'est sans doute une des raisons pour laquelle le gouvernement hollandais propose au parlement de voter une loi arrêtant la délivrance des brevets d'invention, plutôt que d'élaborer une nouvelle loi pour remplacer celle qui existait depuis 1817. Cette loi était en effet unanimement décriée, jugée tout-à-la-fois trop libérale et trop restrictive, ne comportant ni examen réel, ni obligation de description, avec une proportion importante, en hausse régulière, de brevets d'importation. Les brevets pouvaient de plus être déclarés nuls en cas de dépôt ultérieur dans un autre pays. Interrogés sur le fait de savoir s'il fallait ou non un système de brevets d'invention, les milieux industriels s'étaient prononcés très largement contre.

Dans la discussion parlementaire, la minorité défendit cependant le principe du droit de propriété de l'inventeur, affirmant que personne n'avait le droit de s'enrichir en utilisant le travail et la propriété des autres (Heemskerk). De plus, si l'abolition des brevets était décidé, il fallait en toute logique abolir aussi le copyright, car on avait affaire au même problème[2]. Leurs adversaires ripostèrent en reprenant les arguments déjà classiques à l'époque en faveur de l'abolition, en récusant donc l'argument de la propriété, et en dissociant brevets d'invention et copyright, comme représentant deux problèmes complètement différents[3]. Au cours du débat, les députés citèrent les orateurs anglais, mais aussi Michel Chevalier (1862) et Philippe Dupin, le rapporteur de la loi française de 1844, ainsi que les prises de position en faveur de l'abolition en Allemagne. Certains faisant d'ailleurs preuve d'une connaissance des positions, de l'histoire, et du développement du mouvement abolitionniste particulièrement poussée (Godefroi). L'hétérogénéité des principes retenus et des lois des différents pays, sans qu'aucun système n'apparaisse d'ailleurs satisfaisant, était alors un argument décisif - retenu d'ailleurs par le gouvernement - pour ne pas entreprendre l'élaboration d'une nouvelle loi, et préférer l'abolition[4]. On cita aussi la Suisse, un pays sans brevet, dont la prospérité industrielle pouvait servir d'exemple aux Pays-Bas. Finalement, la suppression de la délivrance des brevets fut votée à une large majorité (49 pour, 8 contre), les brevets existants restant valides jusqu'à leur échéance.

Les Pays-Bas ne devaient rétablir le système des brevets d'invention qu'en 1912. Après la Convention de Paris de 1883, où les Pays-Bas et la Suisse, deux pays sans brevets, étaient présents pour les marques, une Union Internationale pour la Propriété Industrielle est constituée en 1884. C'est le début de nombreuses pressions internationales, morales et politiques, afin de faire cesser l'anomalie suisse, qui disparaitra formellement vers 1888, et celle de la Hollande, où les résistances sont cependant beaucoup plus fortes. Une Association des avocats pour une loi hollandaise des patents sera même créée en 1886 (elle disparaîtra en 1912) afin de relayer la pression internationale, et un projet de loi élaboré en ce sens dès 1893. La polémique reprend, et curieusement, note Schiff (1971), les arguments empiriques sont rares. Ce sont toujours les vieux fantômes de la propriété intellectuelle et du droit naturel des inventeurs qui dominent la controverse, y compris dans les débats parlementaires précédant le vote de la loi du 7 novembre 1912.

Eric Schiff a analysé de manière approfondie cette expérience de plus de quarante ans d'industrialisation sans système de brevets d'invention. Son livre, paru en 1971[5], est consacré aux deux pays qui refusèrent un temps les brevets d'invention en Europe, les Pays-Bas et la Suisse. Schiff cherche à répondre aux deux questions classiques sur les effets d'un système national de brevets d'invention sur l'évolution industrielle : (1) Dans quelle mesure ce système stimule ou non l'innovation technique ? (2) Quelle relation causale existe entre ce système et les formes de l'évolution industrielle ? Il analyse alors de manière comparative (et statistique) l'évolution de l'industrialisation des Pays-Bas et celle de la Norvège et du Danemark, deux pays qui avaient conservé un système national de brevets d'invention. Sa conclusion générale n'est guère surprenante : une politique unilatérale d'abandon du système des brevets d'invention est parfaitement viable, et les données historiques montrent que le taux de croissance général de l'industrie n'a pas été sensiblement plus faible que ce qu'il aurait pu être en conservant un tel système[6].

Plus intéressante est l'analyse de l'émergence de deux industries très importantes pour les Pays-Bas dans cette période : l'industrie de la margarine, avec les firmes Jürgens et Van den Bergh, deux entreprises qui devaient fusionner bien plus tard (en 1927), et sont une origine du groupe Unilever, et l'industrie des lampes à incandescence avec Philips.

(a) La margarine

Pour comprendre l'importance de l'invention de la margarine, due à un français Hippolyte Mège Mouriès, il faut se rappeler que dans la première moitié du XIXème siècle, les apports en graisse dans l'alimentation de la majorité de la population européenne était globalement insuffisants. Le prix élevé du beurre (qui double entre 1850 et 1870) limitait en effet sa consommation. Il y avait donc une vraie nécessité à inventer un corps gras de substitution. C'est la raison pour laquelle en France, le gouvernement de Napoléon III lance à l'occasion de l'Exposition Internationale de 1866 un concours pour l'invention d'une graisse alimentaire moins chère que le beurre, et de meilleure conservation. C'est Mège Mouriès qui résolut le problème, inventant, à partir de suif de bœuf et de lait écrémé, un produit deux fois moins cher que le beurre, qu'il appela «margarine». Il déposa brevet en France, en Prusse, au Royaume-Uni en 1869, et aux Etats-Unis en 1873. Mais la France, où la production devait démarrer industriellement dès 1870, ne fut jamais très importante, ni pour les volumes produits, ni pour la consommation[7]. De manière un peu surprenante, c'est aux Pays-Bas que le démarrage est le plus rapide; ce pays étant le le plus important producteur mondial jusqu'en 1891, année où il est dépassé par l'Allemagne.

Avant 1869, les Pays-Bas étaient déjà un très gros producteur et exportateur de beurre. A la fin des années 1860, la firme Jürgens (à Oss au Brabant-Septentrional) était ainsi le plus grand marchand de beurre de toute l'Europe, avec des exportations importantes vers la Grande-Bretagne. Ayant appris la découverte de Mège Mouriès, les frères Jürgens se déplacent jusqu'à Paris, et entrent en contact avec lui afin de lui acheter son invention[8]. A peine revenus à Oss, ils ajoutent à leurs activités antérieures la production à l'échelle industrielle de cette margarine ou «beurre à la vapeur», en ouvrant une usine dès 1871. Un an après, en l'absence de tout système des brevets qui aurait pu donner un monopole à la firme Jürgens, la connaissance du procédé s'étant diffusé à Oss, leur principal concurrent dans l'industrie du beurre, Van den Bergh, construit à son tour une usine pour produire cette margarine, et il est bientôt imité par d'autres. L'essor est alors général, faisant de la ville d'Oss le centre mondial de la production de margarine, avec une multiplication de firmes indépendantes : jusqu'à 70 en 1880, 45 en 1883 après une crise qui touche l'industrie, et seulement 28 en 1912 après de nombreuses fusions. Dans cette industrie concurrentielle dès l'origine, les premières firmes Jürgens et Van den Bergh devaient cependant rester les plus importantes[9]. L'absence de monopole ne freina pas leur développement, dont les causes fondamentales, bien plus importantes, étaient sans doute, non la détention de la technologie, mais plutôt : (1) leur bonne connaissance de la demande internationale, et du marché du beurre et de la margarine; et (2) leur place au centre des courants d'échanges internationaux. Les matières premières leur arrivaient en effet par Rotterdam, venues éventuellement de très loin (depuis les abattoirs de Chicago par exemple). Elles étaient ensuite transformées dans leurs usines, et la margarine ré-exportée dans toute l'Europe, et sans doute bien plus loin.

L'absence de brevet n'empêchait pas non plus l'innovation, accompagnée alors d'un certain secret. Ainsi Jürgens devait améliorer très sensiblement le procédé de fabrication initial de Mège Mouriès, et Van den Bergh de son côté mit au point une nouvelle formule donnant une produit de bien meilleure qualité (dont il put d'ailleurs conserver la formule secrète pendant plusieurs années (Schiff, 1971)).

(b) Les lampes à incandescence

En 1892 dans une usine construite à Eindhoven l'année précédente, Gérard Philips, associé à son jeune frère Anton, démarre la production de lampes électriques à incandescence. La firme Philips est alors un nouvel entrant; le produit fabriqué étant déjà en usage un peu partout dans le monde depuis plusieurs années. Vers 1890 d'ailleurs, l'Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), la firme d'Emil Rathenau, avait une production qui dépassait déjà le million de lampes par an. La nouvelle entreprise Philips bénéficie cependant de la suppression du système des brevets aux Pays-Bas. Elle peut en effet réutiliser librement toute l'information technologique existante, et Gérard Philips peut poursuivre dans son laboratoire ses propres recherches, afin d'améliorer les produits et les techniques de fabrication. Il n'a pas à se soucier des patents européens de Thomas Edison, l'inventeur initial de la lampe électrique. Il n'a pas non plus à supporter le coût d'une licence, ni les frais que représentent les nombreux litiges qui accompagnent la protection et le monopole légal.

Il échappe alors à une situation que son principal concurrent, le jeune Emil Rathenau, avait du à l'inverse affronter. Quand Rathenau se lance dans cette aventure industrielle, les droits du patent Edison sont administrés en Europe par différentes compagnies qui agissent séparément et sans concertation. Emil Rathenau réussit alors à obtenir une licence de la compagnie française, la Continentale Edison, mais les clauses de cette licence sont très restrictives, interdisant par exemple d'utiliser des techniques qui ne soient pas celles d'Edison ou d'introduire des innovations sans l'autorisation de la Continentale Edison. Rathenau, qui croyait avoir acquis, en contrepartie de royalties élevées, un monopole légalement protégé sur le marché allemand, se rend compte de plus assez vite qu'il n'en est rien, car d'autres, licenciés ou non par d'autres compagnies Edison, le concurrencent directement. Il s'ensuivit de nombreux procès. Ces procès confirmèrent le monopole de la compagnie Deutche Edison Gesellschaft, la compagnie de Rathenau, mais sans réelle décision finale; ce qui le conduisit à la formation de l'A.E.G. en 1887, avec le rachat (très coûteux) des droits du patent, qui lui donnait enfin son autonomie et la possibilité d'innover réellement. On voit combien en comparaison, l'entreprise des frères Philips était avantagée, n'ayant à se soucier que de créer et de conserver sa part de marché. La production et les ventes augmentent alors très rapidement, «dans une proportion décrite comme fabuleuse» (Schiff); et en 1903, Philips est un des trois plus grands producteurs européens, avec des exportations en France, en Allemagne, en Russie, en Italie, en Espagne, etc.

En 1890, les lampes de Thomas Edison étaient incontestablement les meilleures, mais huit ans après, elles sont déjà déclassées, avec leurs filaments de carbone. Les premières lampes à filaments métalliques, plus lumineuses et à plus grande durée de vie, apparaissent en effet au début du vingtième siècle. En 1909, la production commence à Eindhoven, à partir d'une invention en partie indépendante, semble-t-il, de Gérard Philips. Mais ces lampes, de conception encore imparfaite, noircissent rapidement; et leur production ne démarrera à grande échelle réellement qu'en 1911 avec l'apport de matériel et machines américaines.

On peut conclure comme Schiff (1971, p. 67), que dans ces deux industries de la margarine et des lampes à incandescence, les techniques initiales étaient bien d'origine étrangère. Mais malgré ce point de départ, et l'absence du type d'incitation que le système des patents est censé procurer à l'innovation, celle-ci n'a aucunement manqué, ni à l'entreprise de Jürgens, ni à celle de Van den Bergh, ni celle des frères Philips; et d'ailleurs en 1914, cette dernière entreprise possédait à Eindhoven un des laboratoires de recherche scientifique le plus important d'Europe.

Pierre-André Mangolte

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[1]  Pour les positions des uns et des autres, voir les différentes archives présentes sur ce site.

[2]  Voir le résumé des différentes interventions dans Armstrong, Benard, et alii., Recent discussions on the abolition of patents for inventions, 1869, p. 196 à 225.

[3]  Comme Michel Chevalier (1862, 1878), les partisans hollandais de l'abolition dissocient brevet et droit d'auteur. Ainsi Van Houten explique que le copyright ne peut en aucun cas entraver le développement de la science et de la technique, à la différence du brevet. Godefroi, plus classiquement, reprend l'argument de Lord Stanley selon lequel il est impossible que deux hommes puissent écrire le même livre indépendamment l'un de l'autre; alors que les cas d'inventions simultanées ne sont pas rares, comme pour la photographie, avec l'embarras de l'Académie des Sciences en France pour attribuer celle-ci à un seul inventeur, ce qui la conduisit à partager finalement la récompense prévue pour l'achat du brevet Daguerre et sa mise dans le domaine public, entre Louis Daguerre et le fils de Nicéphore Niepce.

[4]  Sur la diversité des systèmes des brevets d'invention en Europe, voir Rolin-Jaeguemyns, G, «De quelques manifestations récentes de l'opinion publique en Europe au sujet des brevets d'invention», Revue de Droit International et de Législation Comparée, Tome I, Année 1869, pp. 600-621.

[5]  Schiff, Industrialization without national patents, the Netherlands, 1869-1912, Switzerland, 1850-1907, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1971.

[6]  Sa conclusion est la même pour la Suisse, la croissance de l'industrie étant encore plus forte.

[7]  Après 1872, le principal producteur français est la Société Anonyme d'Alimentation, à Aubervilliers; cette entreprise ne devait travailler qu'à une échelle réduite, purement nationale (Van Struijvengerg (ed.), La margarine. Histoire et évolution 1869-1969, Dunod, 1969).

[8]  Schiff n'évoque pas de paiement. On trouve ce détail (60 000 francs) dans Van Alpen, « Hyppolite Mège Mouriès (1817-1880) », in Van Struijvengerg (ed.), op. cit. 1969, p XXVIII.

[9]  Les productions de Jürgens et Van den Bergh sont respectivement de 50 000 et 62 000 tonnes en 1908, et 111 000 et 112 000 tonnes en 1914 (Schiff, 1971).